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JOURNÉE II, SCÈNE II.

mélancolie, à moins qu’une aussi aimable visite ne lui mette, comme de raison, la joie au cœur.

l’infante.

Frédéric !

frédéric.

Quelle est cette douce voix qui m’appelle et qui charme tout mon être ? — Mais que vois-je ? est-ce mon imagination qui m’abuse ? Sans doute ma fin s’approche, et l’heure de ma mort est venue, puisque je vois dans l’air ces images confuses, fugitives réalisations de ma pensée !… Peut être aussi est-ce quelque astre charmant détaché du ciel qui est venu illuminer de son éclat les ténèbres de ma prison ! Mais enfin, que ce soit un astre divin ou une trompeuse image, jamais la vue d’aucun objet ne fut plus douce à mes yeux, plus douce à mon cœur ; et s’il devait être l’annonce certaine de ma mort, je serais encore heureux de le voir.

l’infante.

Frédéric, ce n’est pas une vaine apparence que tu vois devant tes yeux ; et alors même que ce ne serait que mon ombre, par cela seul qu’elle serait à moi, elle ne te tromperait pas. — Je suis l’infante Marguerite ; ne me sache aucun gré de ma démarche, car les femmes de mon rang, les femmes qui me ressemblent n’aiment pas une fois pour oublier ensuite. Avant de t’aimer, j’aurais pu considérer les inconvéniens, les dangers, les périls ; mais à présent que je t’ai engagé ma foi, je ne resterai pas en arrière, et je te suivrai jusqu’à la mort. Je sais que tu as perdu ton cheval, je sais que l’on l’a trouvé parmi les rochers, je sais enfin que tu es prisonnier. De ton côté, tu sauras que mon père médite une vengeance, et que ta vie est menacée. Mais non, je m’exprime mal, c’est la mienne que l’on menace… Toi, si tu veux, tu es sauvé ; par mon ordre un cheval est à la porte, qui t’attend ; dans l’arçon de la selle lu trouveras, avec les armes nécessaires, une bourse remplie de joyaux. Sors donc au plus tôt de cette forteresse. Moi je demeure résolue à souffrir seule, et je serai heureuse étant assurée que tu n’as rien à craindre.

frédéric.

Marguerite, ce n’est pas moi qui pourrai plus long-temps vous celer la vérité lorsque vous me parlez avec cette noble franchise. Je ne suis point prisonnier, je suis libre ; et afin que vous sachiez l’aventure la plus curieuse que l’on ait jamais vue dans les comédies espagnoles[1], apprenez que l’on vous trompe. Mon cheval est tombé, il est vrai, du haut de ces rochers ; mais j’ai dépouillé mon armure afin qu’elle ne me trahît point ; je suis arrivé à Miraflor, où doña Hélène elle-même me protège ; quelque passant aura pris mes armes ; les soldats, trompés par cette vue, l’auront sans doute ar

  1. Mot à mot : Et afin que vous sachiez l’aventure la plus curieuse que l’esprit ingénieux trace et met agréablement en action dans les comédies espagnoles, etc. etc.