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LE GEÔLIER DE SOI-MÊME.

bien ; car, vrai, j’aime autant ton chant que le son d’une poêle à frire.

antona.

Tu dis ça pour te moquer. Eh bien ! moi, sans rire, j’aime t’entendre chanter presque autant que d’entendre un veau ou un ânon ; oui, j’aime ta musique presque autant que le grognement d’un cochon. Mais en voila assez là-dessus ; parlons d’autre chose jusqu’à ce que nous soyons arrivés au hameau. Sais-tu de quoi je voudrais causer, mon petit Benito ? de quand sera le jour où nous nous épouserons tous deux[1]. Quand j’y pense ça me va au cœur tout de suite, et ça me chatouille drôlement, va !

benito.

Eh bien ! il ne faut pas penser à ce jour-là. Pense plutôt que nous sommes au jour où je te donnerai du bâton pour régalade ; car, vois-tu, nécessairement il arrivera un moment où je serai fatigué de l’avoir toujours près de moi. Il n’y a pas d’homme qui ne s’ennuie à la fin de voir toujours à sa table le même museau, le même museau dans son lit ; et si cela finit toujours par ennuyer, même quand le museau n’est pas vilain, — dis-moi, Antona, que sera ce donc quand le museau n’est pas joli ? — Il faudra bien, pourtant, que nous en venions là quand nous serons mariés.

antona.

Quoi ! toi, tu me donnerais des coups de bâton ? Non, non, s’il le plaît. Je voudrais bien voir !

benito.

Allons, ne te fâche pas. Je ne t’en donnerai que le premier jour, et puis ce sera fini.

antona.

Et pourquoi donc le premier jour ?

benito.

Un jour la justice ayant condamné un homme au fouet, celui-ci, à qui la chose ne plaisait qu’à demi, donna au bourreau quelque monnaie en le priant d’avoir la main légère. Le bourreau prit l’argent, et commença. Et le premier coup fut si fort, que le sang jaillit. Et comme le pauvre diable se retournait pour se plaindre : « C’est, dit le bourreau, afin que vous jugiez de la manière dont je remplis mes obligations ; car tous les coups auraient été comme celui-là. » Eh bien ! toi de même, après avoir reçu le premier jour la bastonnade, tu pourras mieux juger de quoi pour l’avenir mon amour te fait grâce… Mais que dis-je ? comment pourrais-je t’affliger, moi qui l’adore ? Non ! non ! j’aimerais mieux plutôt m’arracher les bru-

  1. En quando serà aquel dia
    Que los dos matrimuñemos