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LE GEÔLIER DE SOI-MÊME.

le jour fixé pour la joute, ce n’étaient que fêtes, mascarades, jeux, festins et saraos[1]. Une nuit, ou, pour mieux dire, un soir, — au moment où l’on venait de se mettre à table, et comme déjà la musique avait commencé, tout-à-coup entra dans la salle un brillant chevalier, qui excita aussitôt la curiosité et l’admiration générales. Il était couvert de son manteau jusqu’aux yeux : il assista de la sorte au festin. Le repas achevé, il invita Marguerite et lui offrit sa main pour un tour de promenade ; elle accepta, et ensuite il la reconduisit à sa place, où il se tint près d’elle, debout, après qu’elle l’eût remercié. Mon frère se présenta alors et s’avança comme pour prendre la place du chevalier inconnu. Mais celui-ci, sans abaisser son manteau, et mettant la main sur la garde de son épée : « Personne, dit-il résolument, personne ne mérite mieux que moi la place où je suis, et personne ne l’aura ! » Mon frère allait répondre, mais il en fut empêché par le roi et les grands, qui se mirent entre eux deux, et le chevalier sortit de la salle, le visage toujours couvert de son manteau, de sorte qu’on n’a jamais su encore qui ce pouvait être, tant il a bien pris ses précautions. Enfin le jour du tournoi arriva, et l’on vit un si grand concours remplir la place publique de Naples, que jamais Rome elle-même n’avait rien vu de semblable dans son Colysée. — Au côté droit de la place on avait dressé une tente recouverte de brocart, d’où mon frère sortit à cheval, d’un air si dégagé et si facile, qu’il semblait ne faire qu’un avec le coursier qu’il montait[2]. De vaillans aventuriers entrèrent, ayant chacun une devise d’amour, et l’on courut beaucoup de lances. Enfin le chevalier mystérieux arriva ; tous les regards se fixèrent sur lui, et il invita mon frère don Pèdre, qui jusque là avait été le plus heureux, à briser une lance l’un contre l’autre. Mon frère, comme tu penses, accepta de grand cœur. Les chevaux se placèrent face à face, attentifs au son du clairon, et l’écoutant comme s’il eût parlé à leur oreille un langage connu ; si animés d’ailleurs qu’on eût dit qu’ils partageaient les sentimens de jalousie et de haine qui agitaient leurs maîtres. — Ils partent, s’élancent, ils se mêlent, se confondent, et un moment après ils se retrouvaient à l’endroit d’où ils étaient partis, et l’on ne voyait plus au milieu de la lice que des fragmens de lances brisées. On donna à mon frère ainsi qu’à son adversaire une autre lance pour une seconde rencontre, et aussitôt leurs chevaux impatiens, sans attendre qu’on ouvre la barrière, d’un bond la franchissent. Je ne te décrirai point ce combat. Qu’il me suffise

  1. Le sarao était une espèce de bal particulier à l’Espagne, et dont il serait difficile de donner une juste idée sans entrer dans de longs détails. Quand nous publierons la traduction des comédies de Moreto, nos lecteurs verront, à la pièce intitulée Dédain contre dédain (El desden con el desden), ce qu’était un sarao.
  2. Tan ayroso, y bien dispuesto
    En un cavallo, que un alma
    Informaba á entrambos cuerpos