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AIMER APRÈS LA MORT.

gloire, que lorsque tes lèvres glacées m’apprennent que la mort a triomphé de tes attraits ! Cruel chrétien ! comment as-tu pu avoir le détestable courage d’ôter du monde une telle perfection ? N’as-tu jamais été amoureux ? Ne savais-tu pas ce qu’était une belle femme ? Si jamais tu as été épris, ne te souvenais-tu pas que tu avais aimé, et que ta dame, que tu trouvais belle, avait sans doute quelque trait de celle-là ? Son regard seul ne suffisait-il pas pour arrêter ta main furieuse ? Si quelque More t’avait blessé dans un combat, c’était sur un More que tu devais te venger et non pas sur un ange ! Croyais-tu en la frappant vaincre un ennemi ? croyais-tu augmenter la gloire de ton général en versant le sang d’une beauté telle que n’en avait jamais vu le royaume de Grenade ! Tu as mal fait, chrétien ! tu as donné la mort à celle qui me donnait la vie… Que ne la faisais-tu prisonnière ! au lieu d’un esclave tu en aurais eu deux ; je serais venu partager ses chaînes et je t’aurais servi comme ton captif. Chrétien ! tu as mal fait. Je te jure par l’âme de cette infortunée que je te chercherai et que je payerai le prix que ton lâche forfait a mérité ! »

Après avoir donné un libre cours à sa douleur, après avoir mille fois embrassé sa maîtresse morte, il résolut d’attendre la nuit afin d’enlever son corps et de le porter jusqu’au vallon de l’Almanzore ; mais voyant l’impossibilité d’exécuter ce projet, il se résolut à ensevelir sa malheureuse amante, et ayant trouvé une pioche, il creusa une fosse au pied d’un mur et l’y enterra. Ensuite il prit un charbon et écrivit sur le mur, en langue arabe, l’inscription suivante : « Ci-gît la belle Maléha, sœur de Malech. Moi, Tuzani, je l’ai ensevelie parce qu’elle était ma dame et ma déesse. Un chien de chrétien l’a égorgée, mais je le chercherai, je le trouverai, et il mourra de ma main. »

Tuzani put s’en retourner sans être vu… De retour à Purchena, il raconta à Malech quel avait été le massacre de femmes et d’enfans, et comment il avait vu Maléha morte. Malech en fut au désespoir…

Tuzani était de Candie. Il était vaillant et avait beaucoup d’esprit. Ayant été élevé dès son enfance chez de vieux chrétiens, il parlait si bien la langue castillane, que personne ne pouvait le prendre pour un Morisque… Déterminé à venger la mort de sa dame, il quitte le vallon de l’Almanzore en habit de soldat chrétien, sa bonne épée à son côté, et sur l’épaule une arquebuse à rouet, dont il avait appris le maniement à Valence. Il se rendit à Buza, et de là au camp de don Juan, où il s’engagea dans le terce de Naples…

Tuzani, qui était en qualité de soldat dans l’armée de don Juan, conservait toujours dans sa mémoire le souvenir de la mort de la belle Maléha. Le portrait de sa dame ne quittait jamais son sein, et il ne cessait dépenser à sa vengeance. Pour parvenir à découvrir le chrétien qui avait tué Maléha, il se mêlait parmi les soldats, et lorsqu’il en voyait quelques-uns réunis, il se joignait à eux et commençait bientôt à mettre la conversation sur le sac de Galère. « Certes, camarades, disait-il, il n’y eut jamais d’action plus brillante ni un tel massacre de Mores. Pour ma part, je puis bien avouer que j’ai tué au moins quarante femmes et des plus belles, sans compter les hommes et les enfans. » Là-dessus, les soldats s’empressaient, selon leur habitude, de raconter à l’envi leurs prouesses, de dire tout ce qu’ils avaient pillé et brûlé, combien ils avaient égorgé de monde. Un jour, comme il était sur ce propos, un soldat lui répondit : « Il faut que vous ayez un cœur de fer si vous avez fait tout ce que vous dites ; car, après tout, c’est un spectacle déplorable que la mort d’une femme, surtout si elle est belle. Pourquoi punir ces malheureuses créatures des fautes que font les hommes ? Quant à moi, je n’en ai tué qu’une.