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À OUTRAGE SECRET VENGEANCE SECRÈTE

l’idolâtrie de mon cœur. Lorsque ce cœur qui vous aimait et vous adorait ainsi, vous contemple avec ravissement, il dédaigne la vaine image qu’il s’était formée de vous ; car la réalité dépasse mille fois ce qu’il imaginait. Vous seule pouviez faire dignement votre éloge. Heureux celui qui parvient à vous obtenir, et plus heureux encore s’il réussit à vous apprécier ! Mais comment pourrait-il être coupable d’un oubli ? comment celui qui vous aimait avant de vous avoir vue pourrait-il vous oublier ?

léonor.

J’ai contracté cet engagement avant que de vous voir ; vivant ou mort, j’appartenais à vous seul… je n’aimais que votre ombre ; mais c’était votre ombre, et cela me suffisait… Heureuse mille fois si je pouvais vous aimer ainsi que mon cœur s’en était flatté ! ma vie eût acquitté par là notre dette commune, malgré tous les périls… Mais lorsque, craintive et tremblante, je vous regarde, si je ne récompense pas un amour si généreux, voici mon excuse : — Il faut vous plaindre de vous et non de moi ; car, bien que je vous aie choisi depuis long-temps pour époux, il est impossible que je vous aime autant que je le dois[1].

don lope, à don Bernard.

À cette heure, mon oncle et seigneur, permettez que je vous presse dans mes bras.

don bernard, embrassant don Lope.

Ce seront des liens éternels de parenté et d’amitié. — Ne tardons pas davantage. J’ai hâte pour vous d’arriver à Lisbonne ; allons nous embarquer.

don lope, à Léonor.

La mer va être orgueilleuse aujourd’hui de porter sur ses flots une seconde Vénus.

manrique, au parterre.

Et puisque voilà le galant et la dame glorieusement mariés, pardonnez, noble assemblée ; l’histoire finit ici[2].

Don Lope, don Bernard, doña Léonor et Manrique sortent. — Don Louis et Celio demeurent seuls.
celio.

Maintenant, seigneur, que vous savez ce qui en est, ne pensez plus à elle, revenez à vous, soignez votre santé, votre vie. — Il n’y a plus de remède maintenant.

don louis.

Si fait, Celio, il y en a un.

  1. Dans l’original le compliment de don Lope à Léonor forme un sonnet, et la réplique de Léonor un autre.
  2. Souvent dans le cours de ses comédies, Calderon s’adresse au public par l’intermédiaire du Gracioso. Ici, cette allocution de Manrique, au moment où l’intrigue vient de se nouer, nous semble pleine de finesse et d’esprit.