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JOURNÉE I, SCÈNE II.

honneur, tout est à vous, mon ami. Consolez-vous, puisque la fortune vous laisse un ami véritable, puisqu’elle a été sans force contre vous, puisqu’elle ne vous a pas enlevé cette valeur qui vous soutient, ni cette âme qui vous anime, ni ce bras qui vous défend… Ne me répondez pas ; laissons là des complimens qui ne signifient rien entre amis. Venez, parlons ; je veux que vous soyez témoin de mon bonheur. Mon épouse doit entrer aujourd’hui à Lisbonne, elle est sans doute de l’autre côté. Nous ferons ces trois lieues de mer avec elle.

don juan.

Mais songez, don Lope, que mon équipement ne permet pas que je vous accompagne. Le monde ne juge pas les hommes sur leurs sentimens, il les juge sur leurs habits.

don lope.

Tant pis pour le monde qui ne considère pas que les broderies ne parent que le corps, que la parure de l’âme, c’est la noblesse, et qu’une âme noble vaut mieux qu’un corps couvert de broderies !… Venez avec moi, vous dis-je. — Et que mes soupirs enflent les voiles de notre vaisseau, si les soupirs de l’amour sont assez puissans pour cela !

Don Lope et don Juan sortent.
manrique.

Je vais prendre les devants avec une de ces barques qu’on nomme muletes, et j’irai plus vite qu’avec toutes les mules du monde[1]. J’annoncerai à ma nouvelle maîtresse l’arrivée de son mari, et j’en aurai sûrement une bonne étrenne ; car le premier jour des noces une femme ne refuse rien, par la raison qu’elle devient dame et qu’elle cesse d’être demoiselle[2].

Il sort.

Scène II.

Un terrain au pied d’une montagne.
Entrent DON BERNARD, DOÑA LÉONOR et SYRÈNE.
don bernard.

Reposez-vous, belle Léonor, au pied de cette montagne couronnée

  1. « Io me quiero adelantar
    En alguna destas barcas
    Que llaman muletes, y oy
    Siendo cojo con muletas… etc. etc. »

    Muletas signifie béquilles. On appelle muletas à Lisbonne (en espagnol muletes) des bateaux de pêcheurs, plats et légers, qui ont de chaque côté de longues rames à demeure. Manrique dit : Je m’en vais prendre les devans dans une de ces barques que l’on appelle muletes, et courant aujourd’hui comme un boiteux sur des béquilles… etc. »

  2. Il y a ici une autre plaisanterie qu’il nous a été impossible de reproduire. Elle porte sur la triple signification du mot forçada : 1o  contrainte, 2o  violée, 3o  salir de forçado, sortir des galères.