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LA VIE EST UN SONGE.

reuse, qui, par cela même, a, pour l’obtenir, deux titres, dont un seul suffit pour lui mériter l’assistance de tout homme de cœur. Voilà trois fois que je me présente à vos yeux, et cependant vous ne pouvez pas savoir qui je suis, car chaque fois, je me suis présentée à vous sous un costume différent. La première, vous avez pu penser que j’étais un homme, dans la prison où vous étiez enfermé, et où j’oubliai mes chagrins en voyant votre malheur ; la seconde, vous m’avez parlé comme à une femme, à cette époque où votre grandeur ne fut qu’une ombre et passa comme un rêve ; enfin, vous me voyez aujourd’hui, pour la troisième fois, dans un équipage qui participe de celui des deux sexes, car je porte les habits d’une femme et les armes d’un homme… Et pour que votre pitié m’accorde une protection plus complète et plus efficace, veuillez entendre, je vous prie, le récit de mes tragiques infortunes. — Je suis née, à la cour de Moscovie, d’une mère noble, qui devait être fort belle, car elle fut bien malheureuse. Elle attira l’attention d’un perfide que je ne nomme point, parce qu’il m’est inconnu. Ma mère, persuadée par ses propos galants, et croyant à la parole qu’il lui donnait de l’épouser, eut la faiblesse de céder, faiblesse qu’elle pleure encore aujourd’hui, car il ne tarda pas à l’abandonner, en lui laissant son épée que je porte à mon côté, et qui ne tardera pas à sortir du fourreau… O mariage !… ô mystère profond, impénétrable !… Je naquis, et je fus la vivante image de ma mère, non pas sans doute pour la beauté, mais pour l’infortune et le malheur. Il est inutile, après cela, que je vous raconte avec détail ma disgrâce. Tout ce que je puis vous dire, c’est que celui qui m’a enlevé l’honneur et qui en triomphe aujourd’hui avec orgueil, c’est le prince Astolfe… Hélas ! en prononçant ce nom, je sens mon cœur se soulever de colère et d’indignation… Oui, c’est lui qui, oubliant et ma confiance et les joies qu’il avait trouvées près de moi (car lorsqu’on n’aime plus, on perd jusqu’à la mémoire de l’amour), c’est lui qui m’a délaissée, pour venir en Pologne, où il prétend à l’empire et à la main d’Estrella… Trompée, offensée, jouée ainsi par un homme, je demeurai triste, désolée, morte et livrée, pour ainsi dire, à toute la confusion de l’enfer. Je ne parlais à personne de ce qui m’était arrivé ; mais mon silence parla plus haut que je n’aurais voulu ; et ce fut au point qu’un jour ma mère, me prenant à l’écart, crut devoir me parler seule à seule. Je ne vous dirai point que je lui confiai mon aventure : non, mon secret sortit de mon cœur impétueusement et à la hâte, comme si je l’eusse délivré de la prison où je le renfermais. Je vous avouerai même que je n’eus pas trop de honte avec elle ; je savais qu’elle avait passé par une semblable disgrâce, et cela m’encourageait à lui conter la mienne. Bref, ma mère m’écouta avec une indulgente bonté, et me consola par la confidence de ses propres chagrins ; mais elle ne voulut pas qu’à son exemple, j’attendisse du temps la réparation à laquelle