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JOURNÉE II, SCÈNE I.

attachée à vous on ne peut plus ; aussi je veux vous confier une chose que je me suis bien souvent cachée à moi-même.

rosaura.

Je suis votre esclave.

estrella.

Pour vous dire cela en peu de mots, vous saurez que mon cousin Astolfe doit m’épouser, — si toutefois la fortune permet que ce bonheur me dédommage de tous mes chagrins. J’ai été affligée de lui voir porter au cou le portrait d’une dame ; je le lui ai avoué avec douceur, il a été sensible à ma remarque, il m’aime, et sort à l’instant pour m’aller chercher ce portrait. Or, pour des raisons que vous devinez sans peine, il m’en coûterait de recevoir ce portrait de ses mains ; demeurez ici à l’attendre, et quand il arrivera, priez-le de ma part qu’il vous le remette. Je ne vous en dis pas davantage ; vous avez de l’esprit, vous êtes charmante, et vous devez savoir ce que c’est que l’amour.

Elle sort.
rosaura.

Plût à Dieu qu’il n’en fût pas ainsi !… Que le ciel me soit en aide ! Existe-t-il une personne assez sage, assez prudente, pour prendre un parti raisonnable dans une situation aussi difficile ?… Est-il une personne au monde à qui le ciel inclément envoie autant d’ennuis et de chagrins ?… Que faire au milieu de ce trouble, où je ne vois point la conduite que je dois tenir, et où je n’aperçois ni soulagement ni consolation ?… Quand une fois on a éprouvé un malheur, tous les malheurs arrivent à la suite, et il semblerait qu’ils s’engendrent les uns des autres. Un sage disait que les malheurs étaient lâches, parce qu’un ne va jamais seul. Moi je dirais plutôt qu’ils sont braves, car ils vont toujours en avant, ne reculent jamais ; et quand on marche avec eux, on n’a pas à craindre qu’ils vous laissent en chemin et vous abandonnent. Je le sais, moi qui, dans tous les événements de ma vie, les ai sans cesse trouvés à mes côtés, moi qui n’en ai jamais été délaissée, moi qu’ils accompagneront fidèlement, j’en suis assurée, jusqu’à la mort… Hélas ! que faire en cette circonstance ? Si je dis qui je suis, Clotaldo, qui a bien voulu m’accorder sa protection, peut s’en offenser ; d’autant qu’il m’a dit qu’il attendait de mon silence la réparation de mon honneur… Si je ne dis pas à Astolfe qui je suis et qu’il me voie, il saura bientôt à quoi s’en tenir ; car si ma voix, si mes regards essaient de le tromper, mon âme n’en sera pas capable, et, révoltée, elle accusera de mensonge mon regard et ma voix… Que faire ? quel est mon but ? Hélas ! j’aurais beau me préparer, quand viendra l’occasion j’agirai selon l’instinct de ma douleur ; car c’est la douleur qui gouverne un cœur malheureux. Laissons donc, laissons agir ma douleur suivant l’inspiration du moment. — Mais, ô ciel ! puisque voici déjà l’occasion et le moment, protége-moi, soutiens-moi !