Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/376

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Entre LE ROI.
le roi.

Que s’est-il donc passé ?

sigismond.

Ce n’est rien ; j’ai jeté seulement par la fenêtre un homme qui m’ennuyait.

clairon, bas à Sigismond.

Sachez que vous parlez au roi.

le roi.

Comment ! dès le premier jour de votre arrivée, vous tuez un homme !

sigismond.

Il me soutenait que je ne le ferais pas ; j’ai voulu lui prouver que cela m’était possible.

le roi.

Je suis désolé, prince, de ces commencements. Je pensais vous trouver averti et luttant contre l’influence des étoiles, et votre premier acte n’est rien moins qu’un homicide ! Comment pourrai-je vous presser sur mon sein avec tendresse et bonheur, en ce moment où vous venez de donner la mort à un homme ? Qui peut voir sans un trouble secret un poignard rougi de sang et récemment souillé d’un meurtre ? Qui peut voir, sans être douloureusement ému, la place où un de ses semblables a péri d’une façon tragique ? quelque force que l’on ait, il est impossible de surmonter ces instincts naturels. Aussi, quoique je fusse venu pour vous embrasser, je m’en abstiens ; je craindrais de me voir dans vos bras.

sigismond.

Je me passerai de vos embrassements comme j’ai fait jusqu’à ce jour. Que m’importent, après tout, les caresses d’un père qui m’a traité avec tant de rigueur, qui m’a éloigné d’auprès de sa personne, qui m’a fait élever parmi les bêtes sauvages et m’a renfermé comme un monstre ! Que m’importent les caresses d’un homme qui, après m’avoir donné le jour, a cherché ma mort par tous les moyens les plus cruels !

le roi.

Plût à Dieu, hélas ! que je ne t’eusse point donné le jour, comme tu me le reproches ! je ne serais pas témoin de tes déportements, je n’entendrais pas tes injures.

sigismond.

Si vous ne m’aviez pas donné le jour, je ne me plaindrais pas de vous, et je ne me plains que parce qu’après me l’avoir donné vous avez voulu me l’ôter. Donner est quelquefois noble et généreux ; mais vouloir ôter ce qu’on a donné est la marque d’un cœur vulgaire, d’une âme sans grandeur.