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JOURNÉE II, SCÈNE I.

rence. » Il n’en fallut pas davantage. À peine eus-je abordé ces idées de domination et de majesté, qu’il prit la parole d’un air plein d’orgueil, car, en effet, son sang le porte et l’excite à de grandes choses, et il s’écria : « Il est donc vrai que, même dans la république turbulente des oiseaux, il y a aussi et des chefs qui gouvernent et un peuple qui obéit ! Pour moi, puisque nous en sommes sur ce sujet, je vous avouerai qu’en y pensant, mes malheurs me sont une consolation. Si j’obéis, c’est par force ; jamais volontairement je ne me serais soumis à un homme. » Le voyant animé outre mesure et dans une agitation qui ressemblait à de la fureur, je lui offris l’apozème, et à peine la liqueur eut-elle passé du vase dans sa poitrine, que ses forces s’affaissèrent et que le sommeil s’empara de lui ; une sueur froide coula sur tous ses membres ; et c’est au point que si je n’avais pas su que ce n’était là qu’une apparence de mort, j’aurais mis en doute qu’il fût vivant. Sur ces entrefaites, arrivèrent les personnes à la prudence et au courage desquelles vous avez confié cette entreprise ; on le plaça dans une voiture, et on l’a conduit ainsi jusqu’au palais, où toutes choses étaient préparées d’une manière digne de son rang. Maintenant on vient de le coucher dans votre lit, et pour se conformer à vos ordres, on veille avec soin sur son sommeil, en attendant qu’il sorte de cette léthargie. Et si en vous servant aussi fidèlement, j’ai mérité de vous une récompense, permettez-moi, sire, de vous demander, si je ne suis pas trop indiscret, quelle a été votre intention en faisant ainsi conduire auprès de vous Sigismond.

le roi.

Clotaldo, je trouve voire curiosité fort légitime, et par conséquent je veux la satisfaire. — Sigismond, vous ne l’ignorez pas, est menacé, par l’influence de son étoile, de toute sorte de disgrâces et de malheurs tragiques. Je prétends éprouver si le ciel ne pourrait pas s’être trompé, si le jeune homme qui nous a donné tant de preuves d’un caractère intraitable, ne pourrait pas, avec le temps, s’humaniser, se calmer, et si l’on ne pourrait pas le dompter à force de prudence et de sagesse ; car enfin l’homme n’a pas été créé pour obéir aux étoiles. Voilà l’épreuve que je prétends faire, et pour cela, j’ai voulu qu’il fût amené en un lieu où il saura plus tard qu’il est mon fils, et sera en position de montrer ses qualités. S’il a assez de magnanimité pour triompher de ses mauvais penchants, il régnera ; mais s’il cède à ses dispositions mauvaises, s’il est cruel et despote, il retournera en prison… Vous me demanderez peut-être, maintenant, quelle était la nécessité, pour faire cette expérience, de l’amener ici endormi ? À cette question voici encore ma réponse : Si on lui eût appris dès aujourd’hui qu’il était mon fils, et que demain on le reconduisit à sa prison, il est certain, avec son caractère, qu’il serait au désespoir ; car, sachant sa naissance, comment se consolerait-il ? C’est pourquoi j’ai voulu qu’au besoin il eût la ressource de se dire que tout ce qu’il avait vu n’était qu’un songe. Nous y trouverons