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naît, couleuvre argentée qui se détache parmi les fleurs, et à peine est-il sorti de son berceau parfumé, qu’il se déroule en longs plis avec un doux murmure, et traverse en chantant la plaine qui s’ouvre devant lui. Et moi, avec une vie plus complète, j’ai moins de liberté !… Aussi, quand j’y songe, mon sein se soulève d’indignation, et comme un volcan, il est prêt à lancer feu et flamme. Quelle justice, quelle raison, quelle loi permet donc de refuser à un homme le doux privilège, le droit précieux que Dieu accorde au ruisseau cristallin, au poisson, à la bête sauvage, à l’oiseau[1] ?

rosaura.

Ses paroles m’ont inspiré tout à la fois de la crainte et de la pitié.

sigismond.

Qui donc a écouté mes plaintes ?… Est-ce vous, Clotaldo ?

clairon.

Dites que oui.

rosaura.

Non, ce n’est pas lui ; c’est un infortuné qui dans ces tristes lieux avait entendu vos gémissements.

sigismond.

Eh bien ! tu vas mourir ; car je ne veux pas qu’il existe personne qui soit instruit de ma faiblesse ; et seulement parce que tu m’a entendu, je vais te presser entre mes bras robustes et te mettre en pièces.

clairon.

Pour moi je suis sourd, et par conséquent je n’ai pas pu vous entendre.

rosaura.

Si tu as en toi quelque chose d’humain, me voilà à tes pieds, épargne-moi.

sigismond.

Je ne sais par quelle secrète puissance, mais ta voix m’attendrit et ta présence me trouble. Qui es-tu ? — Car bien que je ne connaisse rien du monde, puisque cette tour, ou, pour mieux dire, cette caverne, a été jusqu’ici mon berceau et mon tombeau ; bien que depuis ma naissance je n’aie jamais vu que cet affreux désert, où je n’ai qu’une misérable existence aussi monotone et aussi triste que la mort ; bien que je n’aie jamais parlé à aucun être vivant, si ce n’est à un homme qui partage ma disgrâce et qui m’a donné quelques renseignements sur le ciel et sur la terre, sur le cours des astres, sur l’art de gouverner les états ; bien qu’à vrai dire, — ce qui cause ton effroi, — je sois un homme parmi les bêtes sauvages et une bête sauvage parmi les hommes, et que tu puisses à bon droit m’appeler un monstre ; — toi seul, sache-le, tu as suspendu ma colère,

  1. Rosaura, dans les Trois effets de l’amour, est dans la même situation que Sigismond, et comme lui, elle compare sa destinée à celle de tous les objets qui l’entourent, mais dans les vers qui ont moins de grâce et d’harmonie.