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DE MAL EN PIS.

à une hydre, et il n’a pas eu tort ; car pour un chagrin qui meurt, il en naît deux ; je le sais, moi, par expérience. À peine j’échappe a une crise que j’entre dans une autre. Un jour, je me crus prisonnière ; il m’arriva si bien que je me tirai de ce péril ; mais à peine en fus-je sortie, qu’une dame enlevée a rabattu mon allégresse en réveillant ma jalousie. Et c’est ainsi qu’avec plus de douleur, « j’ai vu le bien converti en mal, et le mal en un autre mal pire encore. » — Ce cavalier, il est sorti de sa prison et il est venu me voir. Je l’ai interrogé sur mes soupçons. S’il m’a satisfaite ou non par ses réponses, je l’ignore, mais moi je m’en suis satisfaite. Tandis que nous étions à causer tous deux, la poignée de son épée a poussé son arme, et une détonation s’en est suivie, tant le hasard m’est favorable ! Ma crainte s’est bientôt dissipée ; je me suis flattée qu’il avait gagné la porte sans être aperçu de mon père. Et lorsque je rendais grâces à l’Amour de ce succès, « j’ai vu le bien converti en mal, et le mal en un autre mal pire encore. » — Cette dame est venue ici à la poursuite d’un homme qui lui avait promis le mariage et qui avait été obligé de fuir à la suite d’une querelle. Cet homme, il est venu lui-même, attiré ici par mon étoile qui lui a soumis ma liberté. Il est à la tour, elle est dans ma maison, et elle veut l’aller trouver. Et maintenant, Celia, maintenant que tu connais mes justes inquiétudes, dis-moi si je n’ai pas raison de me plaindre de ma funeste destinée, de m’appliquer les paroles de la douce chanson du poète, et de dire comme lui au ciel et à la terre : « J’ai vu le bien converti en mal, et le mal en un autre mal pire encore ! »

celia.

Vous n’auriez pas tort, madame, assurément, s’il n’y avait qu’un seul matador[1] au monde ; mais aujourd’hui on ne voit partout que des matadors ; il y a même un certain jeu de cartes où il y a trois matadors !… — C’est la jalousie qui vous abuse.

lisarda.

Laisse donc, Celia ; oublies-tu que l’on dit de la jalousie qu’elle est un habile astrologue ?

celia.

Non, mais les astrologues les plus habiles ne devinent pas toujours bien.


Entre CAMACHO.
camacho, à part.

C’est bien le cas de dire le refrain : « Entrons ici, qu’il pleut !… » Vive Dieu ! il faut que le charme où je suis ait une fin.

  1. Matador signifie ordinairement, en espagnol, un homme qui en a tué un autre. En français et quelquefois aussi en espagnol, comme dans ce passage, on emploie ce mot dans un sens ironique, pour dire un homme qui menace de tout tuer. — Au jeu de l’hombre, qui est d’invention espagnole (hombre signifie homme), on appelle Matador les trois cartes supérieures.