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DE MAL EN PIS.

lisarda.

Je vous dis que non.

don césar.

Je soutiens que oui, et je le prouve.

lisarda.

De quelle manière ?

don césar.

Ainsi : — Un aveugle peut-il aimer ?

lisarda.

Oui.

don césar.

Eh bien ! moi, j’aime comme un aveugle.

lisarda.

Cela est impossible

don césar.

Comment ?

lisarda.

Ainsi : — L’aveugle aime par l’intelligence ; et comme il n’espère pas voir l’objet aimé, il ne désire pas le voir non plus. Si donc l’aveugle pouvait y voir, il n’aimerait pas ce qu’il ne verrait pas. Et maintenant, par la raison contraire, puisque vous n’êtes pas aveugle et que vous pouvez voir, vous ne pouvez pas aimer sans voir.

don césar.

Vive Dieu ! madame, vous vous abusez ; car cet amour dont vous parlez a chez moi, comme chez l’aveugle, un principe plus élevé

lisarda.

Y aurait-il un moyen de me prouver cela ?

don césar.

Oui, madame.

lisarda.

Lequel ?

don césar.

Le voici : — L’objet principal dans l’amour, c’est l’intelligence, c’est l’âme ; c’est là ce que j’aime en vous, et c’est par là que je vous aime. Si je voyais l’éclat de votre beauté, dès lors mon amour se partagerait entre l’âme et les yeux, et dès lors mon amour serait moins fort, étant ainsi partagé, que s’il était tout entier dans l’âme. — Je vous laisse à juger, madame, s’il serait raisonnable d’ôter de l’âme une moitié de cet amour pour la transporter dans l’organe de la vue.

lisarda.

Quand bien même l’âme partagerait avec les yeux cet amour, qui est en quelque sorte sa lumière, l’âme n’en aimerait pas moins pour cela : il y aurait seulement plus d’amour.