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JOURNÉE I, SCÈNE II.

mendo.

Ensuite ces alimens se convertissent en sa propre chair et en son propre sang… Si donc mon père n’eût mangé que des oignons, j’en aurais aussitôt senti l’odeur, et j’aurais dit : Un moment, s’il vous plaît ; je ne veux pas être le résultat de la digestion d’un pareil mets.

nuño.

Je conviens à présent que vous avez raison.

mendo.

Sur quoi ?

nuño.

Sur ce que la faim aiguise l’esprit.

mendo.

Imbécile ! est-ce que j’ai faim, moi ?

nuño.

Ne vous fâchez point ; car si vous n’avez pas faim, la faim peut vous venir. Il est déjà trois heures de l’après-midi, et je suis sûr que, pour enlever les taches, il n’y a pas de pierre blanche qui fût meilleure que votre salive et la mienne.

mendo.

Et tu crois que cela suffit pour que, moi, j’aie faim ? Que la canaille éprouve le besoin de la faim, à la bonne heure ! mais nous ne sommes pas tous de même espèce, et un gentilhomme peut fort bien se passer de dîner.

nuño.

Oh ! alors, que ne suis-je gentilhomme !

mendo.

Mais ne me parle plus de tout cela ; nous voici dans la rue d’Isabelle.

nuño.

Pourquoi donc, mon seigneur, aimant Isabelle d’un amour si constant et si dévoué, ne la demandez-vous pas à son père ? De cette manière, vous et son père vous auriez enfin chacun ce qui vous manque ; vous, de quoi dîner ; et lui, des petits-fils gentilshommes.

mendo.

Ne me parle jamais de cela, Nuño. Eh quoi ! l’argent aurait tant de pouvoir sur moi, que je m’abaissasse jusqu’à m’allier à un rustre !

nuño.

Je pensais, au contraire, qu’il n’y avait rien de plus commode pour un gendre que d’avoir un tel beau-père ; car avec les autres, dit-on, un gendre risque plus d’un choc[1]. Et d’ailleurs, si vous ne voulez pas vous marier, pourquoi toutes ces démonstrations d’amour ?

  1. Nuño joue ici sur le double sens du mot llano, qui veut dire 1o  rustre, et 2o  terrain uni. Il nous a été impossible de reproduire cette grâce.