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JOURNÉE I, SCÈNE I.

commissaire que si l’on peut passer plus loin ils donneront ce qu’il faudra. D’abord le commissaire répondra que cela est impossible, que la troupe est harassée ; mais si le conseil a de l’argent, il nous dira : « Seigneurs soldats[1], il y a un ordre de ne pas s’arrêter ; ne perdons pas de temps, marchons. » Et nous, pauvres malheureux, nous obéirons sans répliquer à un ordre — qui est, en vérité, pour le commissaire un ordre monacal, et pour nous un ordre mendiant[2]. Mais, vive Dieu ! si j’arrive aujourd’hui à Zalaméa et que l’on veuille aller plus loin, on aura beau faire et beau dire, on partira sans moi ; et après tout, sans me flatter, ce ne sera pas mon premier coup de tête.

premier soldat.

Ce ne sera pas non plus le premier qui aura coûté la vie à un pauvre soldat ; surtout aujourd’hui que nous avons pour chef don Lope de Figueroa, qui, s’il est justement célèbre pour son courage et sa valeur, n’est guère moins connu pour n’être pas tendre de son naturel ; ne faisant que jurer d’une manière effroyable, n’épargnant pas même ses amis, et toujours prêt à vous expédier son monde sans autre forme de procès.

rebolledo.

Vous l’avez entendu ? — Eh bien, je n’en ferai pas moins ce que j’ai dit.

deuxième soldat.

Un simple soldat ne devrait pas s’y fier.

rebolledo.

Pour moi, je me moque de tout, si quelque chose m’inquiète, c’est pour cette pauvre petite qui accompagne notre personne.

Il montre l’Étincelle.
l’étincelle.

Seigneur Rebolledo, ne vous affligez pas pour moi ; vous le savez, j’ai du poil au cœur, et cette pitié m’humilie. Si je suis venue avec la troupe, ce n’est pas seulement pour marcher avec elle, mais pour supporter bravement toutes les peines du métier. Sans cela, si j’avais voulu mener une vie douce et facile, je n’aurais certes pas laissé la maison du régidor, où rien ne manque, car, durant tout le mois d’exercice, les cadeaux y pleuvent, et alors les régidors n’y regardent pas de si près. Et puisque j’ai mieux aimé venir sous le drapeau, marcher et souffrir avec Rebolledo… Mais à quoi donc penses-tu là ?

rebolledo.

Vive le ciel ! tu es la perle des femmes.

  1. Le soldat (soldado) jouissait alors en Espagne d’une grande considération. Cervantes, Lope de Vega et Calderon, tous trois d’excellente famille, avaient été soldats. Voyez les notes qui suivent la Notice générale.
  2. Nous avons joué exprès sur le double sens du mot ordre, comme dans l’espagnol. Du reste, un ordre monacal était en Espagne le symbole de l’abondance ; tout au contraire d’un ordre mendiant, qui était la personnification dé la misère.