Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/184

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
150
LA DÉVOTION À LA CROIX.

tirso.

Arrêtez.

curcio.

Non, mes amis, laissez-moi ; c’est la seule consolation de mon âme. Laissez-moi contempler ce cadavre glacé, triste objet où la destinée cruelle a tracé mes douleurs en caractères sanglans. Laissez-moi voir ce pauvre infortuné sur qui j’aime à poser mes cheveux blancs dans lesquels je voudrais l’envelopper comme dans un linceul… Dites-moi, mes amis, qui a tué ce fils dont la vie était ma vie ?

menga.

Gil vous le dira ; car lorsqu’on l’a tué il était caché près de là, derrière des arbres.

curcio.

Dis-moi, mon ami, dis-moi qui m’a ôté ma vie ?

gil.

Je ne sais qu’une chose, c’est que dans la querelle qui a précédé le combat il se donnait le nom d’Eusebio.

curcio.

Hélas ! c’est donc Eusebio qui m’a enlevé tout à la fois la vie et l’honneur !… À Julia.) Disculpe-toi maintenant, si tu peux ; dis qu’il n’avait que des projets honnêtes ; dis que son amour était chaste, alors qu’il a écrit avec mon sang ses voluptés infâmes.

julia.

Seigneur…

curcio.

Ne me réponds pas, selon ton habitude ; et prépare-toi à entrer aujourd’hui même au couvent, ou bien à accompagner ton frère au tombeau. Ma douleur vous ensevelit tous deux en ce jour : lui qui est mort au monde, mais qui vit dans ma mémoire ; et toi qui es vivante au monde, mais qui es morte dans ma mémoire. Et en attendant qu’on prépare vos funérailles, reste avec lui ; que sa mort t’apprenne à mourir ; et ne fuis pas, car je vais fermer sur toi toutes les portes.

Tout le monde sort ; il ne reste que Julia, placée entre le cadavre de Lisardo et Eusebio, qui s’approche.
julia.

C’est en vain que je veux vous parler, cruel Eusebio ; mon âme est en suspens, le souffle et la voix me manquent… Je ne sais… je ne sais que vous dire, car il me vient tout ensemble des reproches pleins de pitié, et une pitié pleine de reproches. Je voudrais fermer les yeux devant ce sang innocent qui demande vengeance, et je voudrais aussi trouver une justification dans les larmes que vous versez ; car, enfin, ni ce sang ni vos larmes ne peuvent mentir… Tout à la fois excitée par la vengeance et retenue par l’amour, je voudrais tout à la fois vous punir et vous défendre, et dans cet abîme