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JOURNÉE I, SCÈNE I.

succombasse, écoutez des prodiges qui étonnent et des merveilles qui confondent, que ma mort ne doit pas laisser ensevelis dans un éternel silence. — J’ignore qui fut mon père, mais je sais que je naquis au pied d’une croix, et que j’eus pour berceau une pierre. Rien de plus singulier que ma naissance, s’il faut en croire les bergers qui me trouvèrent de la sorte à la partie inférieure de ces montagnes. Ils disent que trois jours durant ils entendirent mes cris, mais qu’ils ne vinrent pas dans le lieu sauvage où j’étais, par crainte des bêtes féroces. Pour moi, je ne reçus d’elles aucun mal : sans doute elles respectèrent la croix qui me protégeait. Un berger, qui par hasard était venu à la recherche d’une brebis égarée, me trouva où j’étais, me porta au village où demeurait Eusebio, lequel n’y était pas venu en ce moment sans motif, lui conta ma naissance miraculeuse, et la clémence du ciel vint en aide à la sienne. Ce seigneur donna l’ordre que l’on me portât dans sa maison, et m’y fit élever comme son fils. Je suis donc Eusebio de la Croix ; mon nom me vient de lui et de celle qui fut mon premier guide et ma première garde… Je me livrai par goût aux armes et aux lettres par passe-temps… Eusebio mourut, et j’héritai de son bien… Si ma naissance fut prodigieuse, mon étoile ne l’est pas moins ; car elle est tout à la fois mon ennemie et ma protectrice ; car tout à la fois elle me met en péril et me conserve. Je n’étais encore qu’un enfant à la mamelle, lorsque mon naturel farouche et barbare montra ses cruels penchans : avec mes seules gencives, mais animé d’une force diabolique, je déchirai le sein où je puisais ma nourriture. Désespérée de douleur et aveuglée de colère, la femme qui me nourrissait me jeta dans un puits à l’insu de tout le monde. Mais on entendit ma voix, on descendit où j’étais, et l’on me trouva, dit-on, sur les eaux, mes tendres mains placées en croix sur mes lèvres[1]… Un jour le feu se mit à la maison, et la flamme impitoyable fermait toute issue et tout passage ; cependant je demeurai libre au milieu des flammes sans en être atteint ; et depuis, me demandant pourquoi la flamme m’avait épargné, je découvris que ce jour-la était le jour de la Croix[2]… Je contais à peine trois lustres lorsque, allant à Rome par mer, je fus assailli par une affreuse tempête, dans laquelle mon vaisseau heurta contre un écueil caché, s’entr’ouvrit et se brisa : embrassant un madrier, je pus gagner la terre sain et sauf ; mais ce madrier avait la forme d’une croix… Un jour, cheminant avec un autre homme dans les chaînes de ces montagnes escarpées, je m’arrêtai pour prier devant une croix que l’on avait placée au partage de deux chemins ; pendant ce temps mon compagnon continua sa route ; ensuite m’étant hâté pour le rejoindre, je le trouvai qui avait été massacré

  1. D’ordinaire les Espagnols représentant la croix en posant le pouce transversalement sur l’index.
  2. La fête de la Croix se célèbre le troisième jour de mai.