Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/145

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
111
JOURNÉE II, SCÈNE IV.

j’ai été délaissée par don Gutierre, et qu’il me vît maintenant vous donner ma main, n’aurait-il pas, sur les apparences, quelque droit de penser qu’il m’a abandonnée avec justice ? ne serait-il pas excusé par tout le monde ? ne dirait-on pas qu’il a eu raison dans ses mépris ? Non, seigneur, j’estime si fort le droit de me plaindre justement, que je ne veux pas que rien excuse celui dont je me plains ; je ne veux pas que l’on croie qu’il a bien agi, celui qui s’est mal conduit à mon égard.

don arias.

C’est une frivole et subtile réponse que cela, belle Léonor. Alors même que cette union viendrait à vous convaincre d’une ancienne liaison avec moi, elle la légitimerait en même temps. Il est bien plus triste pour vous que l’homme qui a cru à votre offense n’en voie pas la réparation.

doña léonor.

Ces conseils, don Arias, ne sont pas d’un amant prudent et sage. Ce qui a été offense autrefois ne cesserait pas d’être une offense, et votre renommée, à vous aussi, souffrirait d’une telle conduite.

don arias.

Comme je sais quelle est la noblesse de votre cœur, je serai toujours satisfait d’avoir eu l’occasion de vous parler. — J’ai connu en ma vie un amant à moitié fou, scrupuleux au dernier point, et jaloux comme on ne l’est pas, qui aurait mérité d’être puni par le ciel dans son mariage. Don Gutierre le connaît mieux que moi encore ; don Gutierre qui, après s’être si fort effarouché pour avoir rencontré un homme dans la maison de sa maîtresse, ne s’effarouche pas aujourd’hui en voyant ce qui se passe dans sa propre maison,

doña léonor.

Seigneur don Arias, il m’est impossible de vous écouter davantage ; car en ce que vous dites, ou vous êtes trompé vous-même, ou vous cherchez à me tromper. Don Gutierre est un tel cavalier, que, dans quelques circonstances qu’il se trouve, il saura toujours agir et parler comme il le doit ; un tel cavalier, que jamais il ne souffrira d’injures de personne, non pas même d’un infant de Castille. Si vous avez pensé qu’avec cela vous flatteriez mon ressentiment, vous avez mal pensé, don Arias. Vous l’avouerai-je ? vous avez beaucoup perdu dans mon esprit ; car si vous eussiez été vraiment noble, vive Dieu ! vous n’auriez pas ainsi parlé de votre ennemi. — Pour moi, bien que don Gutierre m’ait publiquement outragée, et que je sois toujours prête à le tuer de ma main, loin de dire de lui le moindre mal, il est un homme, je le déclare, plein de loyauté et d’honneur. Sachez cela, don Arias.

Elle sort.
don arias, seul.

Voilà une femme qui a de dignes sentimens, et qui m’a donné une bonne leçon. J’en profiterai. Je vais de ce pas trouver l’infant, et je