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— Mais il faut aller au plus pressé me dites-vous ; en face de misères si criantes, on n’a pas le temps de calculer : il faut agir sans délai. — Le fait est que notre siècle est toujours pressé ; c’est un siècle de hâte et d’agitation. Comme dans les réjouissances des sauvages, tout le monde est entraîné dans la danse vertigineuse. Le mal de l’empressement est contagieux.

Allons au plus pressé, puisque vous le voulez. Mais entendons-nous : qu’est-ce qui est le plus pressé ? — C’est de sauver ces pauvres malheureux. — Je ne suis pas de votre avis. Entre la société malade et les individus malades, il me semble que le plus pressé, c’est de sauver la société. Peut-être, au premier abord, aurons nous l’air d’arrêter moins d’individus sur la pente du mal, peut-être y en aura-t-il plus de perdus au premier moment ; mais, à la fin, la guérison de la société guérira les masses, tandis que les remèdes, administrés aux individus inorganisés, n’empêcheront pas les masses de se corrompre, et les individus à sauver nous déborderons de toutes parts.

C’est encore un effet des idées révolutionnaires, qui ont pénétré partout, de nous faire voir uniquement l’individu qui se perd, et de nous faire oublier la société qui se meurt : ou plutôt de nous donner cette illusion, que la société sera reconstruite par les individus sans les institutions. Le plus pressé, c’est de refaire les institutions sociales, et, la première de toutes, c’est la famille. Il faut avant tout refaire des familles. Le grand tort, le péché originel de beaucoup de nos œuvres, c’est d’avoir trop vu le mal de l’individu, de n’avoir pas assez compris le mal de l’organisme social, et d’avoir cru qu’en nous substituant aux personnes sociales peu instruites, peu soucieuses ou peu libres de leurs devoirs, nous reconstruirions la société. C’est cette substitution qui est notre crime.

On ne change pas impunément les bases naturelles données par Dieu à un tel édifice. Toute la science de l’homme n’arrivera jamais qu’à de l’artificiel ; et, loin de remplacer le naturel, l’artificiel le détruira. Il ne faut pas vouloir construire autrement que Dieu. Une construction, où les combinaisons humaines se substituent aux institutions divines est ruineuse par la base. Donc, c’est pour avoir voulu substituer nos combinaisons au plan de Dieu, que nous sommes d’une faiblesse irrémédiable, que nos œuvres sont sans vie, nos constructions sans solidité, nos institutions sans avenir. Si Dieu ne bâtit pas la maison, c’est fort inutilement que travaillent ceux qui veulent l’élever. Si Dieu ne garde la cité, c’est très vainement que veille celui qui la garde[1].


Revenons enfin au plan de Dieu. — Comment ? Établissons tout d’abord en principe, qu’il ne faut jamais se substituer aux personnes sociales, parce que c’est renverser l’œuvre de Dieu. — Que faut-il faire alors ? — Je l’ai dit, mais je le répète : il faut apprendre leur responsabilité à ceux qui ne la savent pas : la faire reprendre à ceux qui la négligent ; donner, a ceux qui ne les ont pas, les moyens dont ils manquent. Voilà le vrai et l’unique vrai programme de toute œuvre sociale.

Oui, créons des œuvres qui soient l’extension et le complément de la famille, qui lui viennent en aide, qui la fortifient, qui la développent, qui la consolident dans son organisation vitale et dans son fonctionnement normal.

  1. Nisi Dominus ædificaverit domum, in vanum laboraverunt qui ædificant eam. Nisi Dominus custodierit civitatem, frusta vigilat qui custodit eam (Ps. CXXVI, 1).