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Joachim du Bellay, qui a fait les deux plus beaux sonnets du monde, Pontus de Thyard, Remi Belleau, Jodelle ; taisons-nous : et ceux qu’il ne voit pas lui-même, le fleuve Loire, ceux dont il ne baigne pas les pieds, croyez, mon cher Halévy, qu’il fait comme nous ; il ne prend pas le chemin de fer pour les aller voir ; nous savons enfin aujourd’hui, par les enseignements les plus récents de l’histoire des religions, nous savons d’une connaissance vraiment scientifique et ainsi d’une certitude, que depuis les cosmogonies des antiquités les plus hautes les totems n’ont jamais autorisé les messieurs fleuves à prendre le chemin de fer ; le fleuve n’a jamais eu le droit de voyager qu’à pied ; c’est, je crois, le moyen de locomotion que vous aussi vous aimez, que vous préférez de beaucoup, pour qui vous avez un véritable culte ; c’est donc aussi le seul que nous lui permettrons ; et puis il n’a pas le temps, ce fleuve que l’on dit paresseux ; il est paresseux comme quelques-uns ; nul ne travaille autant que certains paresseux, qu’un paresseux de génie ; ce fleuve paresseux est un paresseux dans le genre de ce la Fontaine ; déjà nommé ; il ne peut pas avoir le temps ; ceux donc dont lui-même il ne baigne pas, ceux dont il ne lave pas les beaux pieds de pierre, ceux qu’il ne connaît point d’une vue directe, d’une saisie, d’un embrassement, d’une étreinte immédiate, — vous voyez, mon cher collaborateur, que nous savons parler comme au Collège de France, — croyez, mon cher Halévy, qu’il fait comme nous, le fleuve : il en entend parler.

Charles Péguy