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capables de guérir les esprits fins de tout mépris, si l’on pouvait guérir la petitesse d’être petite, et la morale d’être étroite. Criminels ou ridicules, Dostoïevski est pour ses héros, comme il est pour tout ce qu’il anime. La vie, il n’a pas d’autre parti. Voilà la source d’un comique sans second, à mon goût : il n’est pas destructeur ; il est purgé de toute ironie. Il est net de tout blâme, même dans l’invective.

Marméladov, Lébédev, et toute la bande, tendres coquins, et chers cyniques, bouffons de la vie elle-même qui se contemple, dans les pleurs autant que dans le rire. Parce que Dostoïevski ne nie rien, même quand il détruit, ses bouffons affirment tout un monde qui n’a pas réussi, — mais qui, tout de même, a continué sa croissance dans la honte, le péché, la coquinerie, la crapule et les remords. Ils portent leur excuse avec eux ; et bien plus, leur privilège légitime. Ils sont sûrs, à la fois, de leur indignité et du droit qu’elle a, elle aussi, à vivre : je dirai même de sa prérogative en ce monde et dans l’autre ; car ils souffrent, ces luxurieux et ces ivrognes, soit qu’ils subissent les plus sales misères, soit qu’on les méprise et les haïsse. Quelle différence de Lébédev et Marméladov à Bouvard et Pécuchet, ces caricatures immortelles ! Ceux-là, on ne peut même pas les mépriser. Ils font d’abord rire, puis ricaner ; à la fin, leur comique est pareil à la chatouille interminable de la pensée : on crève d’ennui et d’énervement, à ce rire. Ils sont abstraits et mornes. Ils figurent la Science, et ses travaux à perpétuité. Marméladov et Lébédev sont si hommes, qu’ils sont justifiés. Dostoïevski dirait qu’il y a un Lébédev et un Marméladov en chaque père de famille, pour peu qu’il eût à