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entasse la sciure pour boire le sang répandu. Voilà l’homme de douleur, s’il en fut un. Et il est bon, même s’il est injuste : ses lèvres le disent, excellentes, épaisses, obstinées et généreuses. La contrariété lui tordait la bouche, d’un mauvais sourire ; et la satisfaction du cœur y ramenait une gravité nourrie d’innocence.

La douleur est derrière tous les traits de cet homme.

Pour saisissant qu’il soit, son aspect me séduit moins par ce qu’il montre de l’homme, que par ce qu’il en cache. Le visage de Dostoïevski est un masque, s’il rit. Mais, au repos des muscles, quand il médite, le visage de Dostoïevski est le reflet, surgi dans l’ombre, d’un autre visage tourné au dedans. Caractère étrange, d’une intensité rare : l’homme visible est le spectre de l’homme intérieur.

De là, que tout est douleur sur cette figure : le grand front, aussi haut que vaste ; la ride entre les deux sourcils ; les petits yeux aigus et couverts, qui s’enfoncent sous la brume des peines, enchâssés au cercle des larmes ; et la bouche entr’ouverte, comme les enfants dans les sanglots : tout est profondeur douloureuse au fantôme de la face. Chaque trait est une ligne qu’il faut suivre, pour passer de la chair jusqu’à l’âme, et pour s’enfoncer dans le secret ou dans les repaires de l’homme intérieur.

La sensibilité d’un tel homme est sublime.

Ce que Stendhal est à l’intelligence pure, et à la mécanique de l’automate, Dostoïevski l’est à l’ordre et à la fatalité des sentiments.