Page:Cahiers de la Quinzaine, 4e série, n°5, 1902.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trouble où s’enlise notre époque. Si chacun d’eux n’est qu’un comparse, ils prennent dans l’ensemble un aspect redoutable, ils sont la vérité même. Du Poizat, Mélanie Correur, Gilquin, Kahn, la terrible bande d’Eugène Rougon, toujours affamée, toujours prête à mordre, expliquent chez les ministres du jour tant de contradictions et de palinodies. Et quelle saisissante enquête sociale que ce résumé où les représentants des vieilles classes, le marquis de Bohain, le comte de Beauvilliers, le marquis de Chouard, se coudoient avec le banquier-roi Gundermann, l’actionnaire Léon Grégoire, l’industriel Deneulin, l’avoué des Jésuites Théophile Venot, Son Altesse Royale le prince d’Écosse, futur souverain étranger, — tous ces dirigeants mélangés aux humbles, aux désespérés, aux vaincus de la terre et de la mine, aux révoltés aussi, le logicien Sigismond Busch, l’instituteur Lequeu et le plus résolu de tous, l’implacable ennemi des lâches d’en bas et des jouisseurs d’en haut, Souvarine.

L’édifice des Rougon-Macquart a été élevé en vingt années, et la critique, volontiers aveugle et sourde, a parfois affecté de n’apercevoir qu’un lien fragile entre les vingt ouvrages qui le composent. La publication actuelle répond à cette opinion ; elle démontre l’unité de l’ensemble. Les bourgeois provinciaux de la Conquête de Plassans et les boutiquiers parisiens de Pot-Bouille, les ouvriers de l’Assommoir et les mineurs de Germinal, les âpres paysans de la Terre et les boursiers affairés de l’Argent, les artistes inquiets de l’Œuvre et les soldats démoralisés de la Débâcle, conçus à des époques différentes, n’en ont pas moins une fraternité étroite. D’un volume à l’autre, le médecin Pascal Rougon tend une main amie au romancier Pierre Sandoz ; Albine, la libre fée du Paradou, est bien la sœur de Marie Chantegreil et de la petite brodeuse Angélique ; Pauline Quenu, Henriette Levasseur, Marcelle Maugendre, Denise Baudu, parfaites créatures de devoir, de dévouement et de sacrifice, sont les filles tendrement unies, tendrement aimées, d’un même père ; la princesse d’Orviedo, qui distribue sa fortune aux pauvres et s’enterre vivante, possède un trait commun, la pureté de l’idéal, avec la farouche Annouchka, qui meurt courageusement pour sa foi. Et si la critique est