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blables, des êtres de chair et d’os, sensibles et vivants comme toi, étouffe donc l’horreur qu’elle t’inspire pour ces affreux repas ; tue les animaux toi-même, je dis de tes propres mains, sans ferrements, sans coutelas, déchire-les avec tes ongles comme font les lions et les ours ; mords ce bœuf et le mets en pièces, enfonce tes griffes dans sa peau ; mange cet agneau tout vif, dévore ses chairs toutes chaudes, bois son âme avec son sang. Tu frémis, tu n’oses sentir palpiter sous ta dent une chair vivante. Homme pitoyable ! tu commences par tuer l’animal et puis tu le manges, comme pour le faire mourir deux fois. Ce n’est pas assez ; la chair morte te répugne encore, tes entrailles ne peuvent la supporter, il la faut transformer par le feu, la bouillir, la rôtir, l’assaisonner de drogues qui la déguisent ; il te faut des charcutiers, des cuisiniers, des rôtisseurs, des gens de toutes sortes pour t’ôter l’horreur du meurtre et l’habiller des corps morts, afin que le sens du goût trompé par ces déguisements ne rejette point ce qui lui est étranger et savoure avec plaisir des cadavres dont l’œil même eut peine à supporter l’aspect. » — Ainsi disait Jean-Jacques.

182 Il est en moi-même un sentiment de justice innée que les préjugés reçus par l’usage exaspèrent davantage encore. Je me figure l’homme dépouillé des moyens de domination qu’il a conquis sur la nature ; je le vois nu, sans armes, sans le secours des animaux domestiques. Une nouvelle révolu-