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— Et il avait pâli, et il embrassait les genoux de Beyer en pleurant. — « Tu n’as pas connu la misère, reprit-il d’une voix entrecoupée. Tu n’es jamais parti de chez toi le matin entendant la faim hurler à tes talons et te suivre tout le jour ; tu n’es jamais rentré le soir pour annoncer à ta famille qu’il fallait jeûner encore. Tu ne sais pas combien est atroce la fringale qui nous pousse à étrangler nos enfants pour leur épargner des souffrances. Tu ne peux te figurer, avec quel désespoir, l’homme qui meurt d’inanition saisit tout ce qui se trouve sous sa main, épine ou roseau. Tu n’as pas vu les entremetteurs de la police accourir à tes cris de détresse, comme les vautours chauves autour des blessés.

« Oh ! méprise-moi, condamne-moi, frappe, mais écoute-moi jusqu’au bout, reprit l’espion, voyant Beyer s’attendrir. Depuis trois jours nous n’avions pas mangé, j’avais plus faim que de coutume. Au sortir d’une réunion politique, un homme, qui recherchait depuis quelque temps ma connaissance, s’approcha de moi. « Veux-tu manger ? » me dit-il. — « Je mangerais du fer rouge » : telle fut ma réponse.

« Pourquoi la Faim prend-t-elle tant de précautions pour détruire l’homme fragile ? Que ne me clouait-elle à cette place où je perdis mon honneur ? Mais je souffrais, je me sentais mourir… je suivis l’homme. Ce n’est qu’à ton heure dernière que tu sentiras combien nous sont chères les caresses de la vie.