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Là, tu mets une table boîteuse sous ses coudes, le verre dans sa main, des baisers de prostituées sur ses lèvres, une couronne de douce-amère dans ses cheveux, dans sa bouche des paroles inutiles, et dans sa poitrine d’éternels bâillements. Et puis tu le laisses, inutile, épuisé, las de toi et de lui, incapable cependant de trouver une autre maîtresse, tout à toi, rien qu’à toi, pour la vie !

Oh ! le café, le café ! Si la justice de Dieu et celle des hommes que j’ai tant offensées veulent bien me punir un jour, qu’elles ne me condamnent ni à l’enfer ni aux pontons, mais qu’elles montent un estaminet dans le purgatoire, et qu’elles m’attachent aux pieds d’une table où se débattront quatre joueurs de piquet.

Que d’existences a dévorées ce minotaure ! Que d’avenirs brisés par lui, comme de jeunes pousses sur le passage du sanglier ! Que d’étudiants arrachés à leurs pensées fécondes ! Que de pères ravis à leurs enfants ! Que de femmes, que de mères viennent lui redemander leurs maris ou leurs fils ! que d’intelligences sidérées, que d’affections flétries, que de bourgeons de gloire gisent là, pêle 123 mêle, avec des tuyaux de pipes et des tessons de bouteilles ! On apporte tout au café : son intelligence, sa mémoire et son cœur ; on n’en rapporte rien que le mépris de soi-même et des autres, car la vue de l’homme inoccupé est funeste à son semblable. Là le sang se vicie, les nerfs prennent l’habitude d’un tremblement continuel, les chairs deviennent jaunes, et l’âme flasque, sale, comme le