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par une matinée aussi sereine, jamais je n’y retrouverais des impressions aussi fraîches, une illusion aussi complète que la première fois.

C’est que la nature n’est que le cadavre aux belles formes que galvanisent nos pensées ; c’est que l’enthousiasme débordait de mon âme, coupe incessamment vidée, incessamment remplie ; c’est que je n’avais pas encore respiré l’haleine des autres hommes, et qu’elle n’avait pas terni le cristal de mon imagination, comme la vitre sur laquelle on souffle par une matinée froide.

C’est la loi. Notre œil s’aplatit, et notre vue devient faible à mesure que nous avançons en âge ; notre oreille ne saisit plus les sons que d’une manière confuse ; notre voix se casse et nos idées gèlent dans notre cerveau en même temps que nos cheveux blanchissent au dehors. Jamais le même tableau n’a fait naître deux fois en nous les mêmes réflexions. Heur et malheur ! La Providence nous épargne l’uniformité de la vie, mais elle nous la fait voir sous des couleurs plus sombres à mesure que nous la parcourons. Elle ne veut pas que, séduits par la beauté du paysage, nous nous reposions trop longtemps sur le bord du chemin.

La pierre se couvre de mousse quand le pied de l’homme ne la déplace pas ; le gui s’attache au chêne qui a cessé de croître, et la graisse déforme l’animal qui reste renfermé dans l’étable. L’homme aussi vit peu, qui foule toujours le même sol, et dont la pensée s’agite constamment dans le même cercle.