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nier. Renoncer à son nom, c’est renoncer à tout rapport avec les hommes.

Tout a nom dans la nature ; tout, jusqu’aux animaux domestiques, jusqu’aux objets inanimés. Le nom d’un homme, c’est le titre de sa vie. Homme sans nom, c’est l’insulte la plus sanglante que puisse infliger le mépris. On est mort quand on n’est plus soi. Et ce qu’il y a de plus affreux pour l’exilé, c’est qu’il est obligé de vivre sa mort, et de gagner la vie de sa mort.

Du jour où j’eus perdu mon nom, il me fallut éviter les regards de ceux que j’avais connus, cacher mes bons yeux sous des 77 lunettes, couper cheveux et barbe, changer de costume et de voix, apprendre par cœur le passeport d’un autre, contrefaire sa signature, me rendre méconnaissable enfin, à force d’hypocrisie. Si une chose pouvait consoler un honnête homme de cet oubli forcé de sa dignité, ce serait l’acte méritoire qu’il accomplit en trompant messieurs les gendarmes.

Du jour où j’eus perdu mon nom, je dus en imposer à tous, et encore me semblait-il que chacun pouvait lire, dans mes yeux et dans l’embarras de mes réponses, tout ce que je cherchais à tenir secret. « Qui êtes-vous ? me demandait-on. Et souvent j’avais oublié mon nom. — D’où venez-vous ? Et je ne pouvais le dire. — Où allez-vous ? Demandez-le à la feuille du tremble. — Quels sont vos parents ? Je n’en ai plus. — Vos amis ? Je les ai perdus. — Où vivez-vous ? Je suis mort. — Où êtes-vous né ? Plût au Ciel que je ne fusse pas né. »