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temps-là je ne vivais pas. — Il fut un temps où je regardais autour de moi pour voir si je n’étais pas seul ; dans ce temps-là je ne vivais pas.

Maintenant je pense, et je vis ; — je me tiens en dehors de tous, et je vis ; — je marche en avant, et je vis.

Gloire à toi, liberté !

Mes contemporains ne me comprendront pas. Je n’ai pas la prétention d’allonger la vue des myopes. Les civilisés ne vivent que dans le présent, ils sont incomplets. Je ne vis que dans l’avenir, je suis incomplet aussi. Je ne saisis que les grandes lignes du tableau social ; ils n’en comprennent que les détails infiniment petits. Nous différons, et l’humanité ne s’est pas encore complétée par l’accord de ses contrastes. Il n’est pas d’entente possible entre ce siècle et moi.

Si je suis impressionné par les choses de l’avenir, je ne puis pas l’être par celles du présent. Si je regarde à mille pas, je ne puis pas voir à dix. Si je me laisse emporter dans l’orbe de l’éternelle révolution, je ne puis pas tourner dans le manège que les civilisés parcourent chaque jour. Je choisis l’avenir, l’immensité, la belle vie libre de la pensée.

Si j’avais besoin du jugement des autres pour savoir ce que vaut ce livre, je serais singulièrement à plaindre. Car mes contemporains 35 me reprocheront d’avoir la vue trop longue ; et les générations futures, de l’avoir eue trop courte.