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dance en retard d’une heure qui leur a permis d’aller barginner chez Dupuis, l’éclair de joie dans tous ces yeux d’hommes, à la rentrée d’une jolie fille : dix places lui sont offertes. Leur mine rechignée, quand c’est une femme chargée de trois ou quatre gosses morveux et d’un lourd panier !… Vous assistez à des phénomènes de télégraphie sans fil entre deux paires d’yeux bleus et noirs, et vous êtes vous-même comme touché du choc de l’étincelle électrique qui s’allume chez votre voisine !… Une grosse dame, pesant deux cents livres de prétention, crie de sa voix flûtée, en se rengorgeant : « Rue Sherbrooke. » Par un soubresaut du tramway, elle rebondit en même temps sur les genoux d’un petit monsieur malingre et souffreteux qui étouffe les larmes lui montant aux yeux, et sur les cors de cinq ou six personnages polis qui avalent leurs jurons !…

Ah ! la féerie de la rue, le matin, encore enveloppée de brouillards ! La foule des pressés, des matineux, des journaliers, longe frileusement les murs au sortir de la tiédeur du lit. Les fenêtres closes ressemblent à des paupières endormies, les branches décharnées, menues et délicates, à des dessins à la plume, les cheminées fumantes se confondent avec le gris des nuages, les passants ont l’air d’ombres à la poursuite de fantômes.

Midi ! le soleil flambe, les orgues piaillent, tandis que des Italiennes aux châles bariolés nous implorent du regard. La foule réchauffée et regaillardie accorde le pas au rythme des fioritures, dans le poudroiement d’or de l’astre-roi. On se donne la main, on échange des compliments et des félicitations, l’odeur des fritures vous chatouille l’odorat et vous met en belle humeur. La marée gloussante et affamée s’engouffre dans les restaurants à quinze sous, tandis que les gamins et les fillettes s’échappent des volières pour le dîner. Quelques uns s’accro-