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— Circulez ! Circulez, crient les hommes de police en caressant du bâton quelque échine de femme, quelque crâne de gamin.

Le charretier, l’air hébété, regarde mourir son cheval.

— « Dire que j’ai refusé cinquante piastres, la semaine dernière… y a ben du bonhomme !…

C’est là tout le panégyrique du noble animal, qui expire sa tâche accomplie. Le vétérinaire, mandé par téléphone, se fraie un chemin dans la foule, relève ses manches, sort une large bouteille de la sacoche qu’il porte au bras, ouvre la gueule de l’animal, y verse le contenu de la fiole, et confiant il attend l’effet de sa potion. Les gamins sérieux soufflent à l’unisson de la bête agonisante qui, tout à coup, ouvre plus grand son bon œil, cherche son maître et après une dernière contraction des nerfs, s’immobilise, les jarrets raidis, le ventre ballonné, la gueule sanguinolente, l’orbite atone…

Et ce cheval, qui sait, avait été beau, le poil luisant, la queue en panache, les oreilles droites, la chair frémissante d’orgueil à la moindre insulte du fouet. Libre et fier il avait gambadé dans la campagne, et salué la brise printanière par un hennissement joyeux. Les enfants de la ferme lui donnaient à manger dans leur main, le bon maître d’alors caressait sa belle robe de satin et sa crinière ondulée. Il avait aussi connu les enivrements du triomphe, au retour de l’hippodrome, les petits soins dont on entoure les vainqueurs, les chaudes couvertures, les boissons réconfortantes, dans l’écurie luxueuse…

Pauvre animal !

Combien d’humains n’ont pas un meilleur destin ! Remplir un coin de l’univers du bruit de ses succès, être l’oracle d’une certaine coterie, voir ses désirs faire loi, et du jour au lendemain être un objet de pitié à ceux