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vivre sa vérité 1909–1912

À moi tout seul, en face d’un piano en pleine vieille Allemagne, j’étais incapable de le retrouver, et là c’était bien mieux que les restes immortels d’un musicien déchiré : c’était Beethoven.

Je l’ai entendu dans tant de circonstances ; chez M. dans sa chambre d’interne, dans la douce fumée des pipes et l’odeur du café, où les dimanches après-midi mortels étaient transfigurés ; chez L. à Paris, dans son appartement finement meublé de meubles du XVIIIme siècle ; à la grande salle de la Tonhalle, présenté par un chef d’orchestre scientifique, exigeant pour lui et le public ; à Munich ; à Chicago, où, en cercle, les musiciens célèbres, morts, figés, regardent avec sévérité ce qu’on fait de leurs œuvres.

Et maintenant, voilà Beethoven de nouveau, avec des palmiers et des cocotiers et des cancrelats, et le cratère de Diamond Head, et Kaimuki et Waikiki à l’horizon.

Beethoven, dont l’âme tourne à présent autour du mystère étrange de cette enfant de l’Asie, de l’Amérique et du centre du Pacifique. Elle est adorable.

Regarder si profondément, si profondément dans un éclair qu’il ne reste enfin et après qu’un éblouissement.

Elle a fait mine de partir. Elle s’est rassise ; jamais je n’ai ressenti d’une manière aussi impérieuse et embarrassante la nécessité absolue et l’impossibilité radicale en même temps de regarder ailleurs.

Elle est restée là un moment, si gracieuse, cette figure fascinante.

Elle est restée là, blanche et légère sur les lourdes sculptures chinoises noires, je pense juste le temps de sentir l’impression profonde qu’elle produisait. Conquérir, conquérir dès le début ! Un jour… Et elle est partie pour ne plus revenir, en sautant sur un pied.