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mais il faut que P. d’abord ait son souper ». Il appelle un serviteur : « Sitaram ! » Sitaram sort de l’ombre épaisse qui remplit les vérandas, enveloppé frileusement de son morceau de toile. Rajendra lui demande pourquoi le repas ne vient pas. On ne sait. Sitaram murmure quelque chose et rentre dans les ténèbres épaisses. La conversation reprend ; je suis rassuré de penser qu’il s’agit simplement d’un retard exorbitant et que le repas de P. va arriver dans un instant.

Un quart d’heure passe ; une demi-heure. Je laisse tomber un peu la conversation… pour marquer que nous pensons tous au singulier phénomène. Au bout de trente-cinq minutes, soit une heure trente-cinq après mon propre repas, je répète, comme si de rien n’était : « Rajendra, vous êtes comme Mahatmaji habitué à vous lever tôt. Il faut aller nous coucher. » Et comme si de rien n’était, Rajendra me répond sans embarras apparent : « Oui, mais il faut que P. d’abord ait son souper. » Ça prend toutes les allures d’un absurde cauchemar à répétition. Car Rajendra, d’une voix à peine un peu plus sévère, appelle de nouveau « Sitaram ! » Et Sitaram sort de l’ombre épaisse qui remplit les vérandas, enveloppé frileusement dans son morceau de toile. Rajendra lui demande pourquoi ce repas ne vient pas. Et Sitaram, toujours plus frileusement enveloppé dans sa toile, tournant à peu près le dos à son maître, lui répond d’une voix pleurarde et sépulcrale quelques monosyllabes qui se perdent dans le silence profond et l’obscurité des hautes galeries et des hauts plafonds. P. ne dit rien. Rajendra réplique quelques mots secs. Sitaram lui tourne maintenant tout à fait le dos et reste immobile.

Je ne comprends pas un mot, mais la scène jouée par Sitaram a tout l’air de signifier : « Rajendra ! le cuisinier qui depuis des années pétrit dans ses doigts les repas de