Page:Burnouf - Introduction à l’histoire du bouddhisme indien.djvu/571

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
529
DU BUDDHISME INDIEN.

Mais il ne m’est pas aussi facile de comprendre la manière dont cette glose explique le sôpadhiçêcham, en y voyant le vide des cinq Skandhas seuls. Il est clair que cette glose distingue deux vides : l’un où reste encore l’upadhi, ou l’individualité supportée ou supposée, si je puis m’exprimer ainsi ; l’autre absolu, ou le vide total, dans lequel les interprètes tibétains nous apprennent à voir l’anéantissement de l’individualité même. Il se peut faire cependant que le Pañtcha krama entende par Upadhi la personne elle-même, ou ce qu’on nomme ailleurs le Pudgala, de façon que le vide où subsiste encore l’Upadhi représente la personne humaine ou l’esprit pur dégagé de tous ses attributs. Nous sommes arrêtés ici, on le voit, par l’absence d’un commentaire spécial de ces termes difficiles ; toutefois, comme le Pañtcha krama est un livre certainement plus moderne que les termes qu’il emploie, et comme il en fait vraisemblablement une application spéciale, son opinion, quelle qu’elle soit, peut sans inconvénient être laissée de côté dans une discussion relative à ces termes manifestement anciens.

On les voit, au reste, figurer dans toutes les écoles et à tous les âges du Buddhisme. J’en rencontre un exemple très-complet dans le texte sanscrit du Vadjra tchêdika, qu’on sait être un résumé succinct de la Pradjñâ pâramitâ. Voici cet exemple : Sarvê ’nupadhiçêchê nirvâṇadhâtâu parinirvâpayitavyâḥ, et dans la version tibétaine : De-dag thams-tchad phung-po lhag-ma-med-pahi mya-ngan-las-hdas-pahi dbyings-su yongs-su mya-ngan-las bzlaho. M. Schmidt, dans sa version allemande du Vadjra tchhêdika tibétain, rend ainsi ce passage : « Je dois, les délivrant tous complètement et sans reste de la douleur, les transporter dans la région exempte de douleurs[1]. » Je ne me flatte pas de posséder une assez grande habitude de la langue tibétaine pour nier positivement que cette traduction reproduise fidèlement le texte. Il me semble cependant que l’expression phung-po-lhag-ma-med-pahi, qui veut dire, suivant M. Schmidt, « complètement et sans reste, » se rapporte, par sa désinence hi, au terme mya-ngan-las-hdas-pahi, littéralement « de l’état de l’exemption de la douleur, » mots qui représentent le sanscrit Nirvâṇa. Ajoutons que la vraisemblance est pour ce sentiment : car si les versions tibétaines sont aussi exactes qu’on doit le croire, il est permis de penser que le traducteur buddhiste du Vadjra tchhêdika n’aura pas voulu déranger le rapport des deux termes sanscrits anupadhiçêchê nirvâṇadhâtâu, qui sont l’un et l’autre au locatif ; tandis que si le premier de ces termes se rapportait à sarvê [tous les êtres du monde qu’il s’agit de sauver], l’interprète eût eu soin de ne lui donner dans sa version aucune marque de cas.

  1. Ueber das Mahâyâna, etc., dans Mém. de l’Acad. des sciences de S. Pétersbourg, t. IV, p. 130 et 187.