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INTRODUCTION À L’HISTOIRE


la déclaration claire, et on peut le dire, courageuse pour un Indien, de l’indépendance de la morale à l’égard de la religion. Je n’hésite pas, pour ma part, à croire que Çâkya n’a pas eu la pensée de substituer aux objets et aux formes du culte populaire des objets nouveaux d’adoration et des formes nouvelles de culte. Il a vécu, il a enseigné et il est mort en philosophe ; et son humanité est restée un fait si incontestablement reconnu de tous, que les légendaires, auxquels coûtaient si peu les miracles, n’ont pas même eu la pensée d’en faire un Dieu après sa mort. Il fallait des sectaires aussi indifférents à la vérité que les Vichṇuvites pour transformer Çâkya en une incarnation de leur héros[1].

Le culte est si peu de chose dans le Buddhisme, qu’il n’y a aucun inconvénient à en parler avant d’avoir énuméré les objets auxquels il s’adresse, quoiqu’à vrai dire ce soit là renverser l’ordre logique. Les cérémonies religieuses consistent en offrandes de fleurs et de parfums que l’on accompagne du bruit

  1. Bhâgavata purâṇa, t. I, chap. 3, st. 24. L’autorité la plus ancienne qu’on puisse jusqu’à présent citer en faveur de cette identification du Buddha (Çâkyamuni) avec le Dieu brahmanique Vichṇu, est probablement l’inscription de 1005 de l’ère de Vikramâditya, ou 948 de notre ère, trouvée à Buddha Gayâ, et publiée, il y a déjà longtemps, dans les Recherches Asiatiques par Ch. Wilkins. (Rech. Asiat., t. I, p. 308, trad. franc.) Cette inscription, si elle est authentique, est certainement le résultat de ce syncrétisme moderne dont les exemples abondent dans l’Inde. Depuis que le Brahmanisme a reconquis sur le Buddhisme un ascendant incontesté, les Brahmanes, bien servis en cela par l’ignorance populaire, n’ont négligé aucune occasion de rattacher à leur croyance les monuments encore aujourd’hui debout qui attestent l’ancienne existence du Buddhisme. Les ruines des palais, les Topes, les cavernes, tout a changé de nom, et les héros brahmaniques de la mythologie comme ceux de l’histoire se sont vus de jour en jour honorés dans des lieux qui avaient eu originairement une destination moins orthodoxe. La curieuse description des provinces orientales de l’Inde, qu’on a extraite des papiers d’un excellent observateur, Buchanan Hamilton, est remplie de faits de ce genre qu’il serait superflu de citer ici. Je me contente d’avertir que ces faits sont nombreux dans le premier volume de cette compilation. Quand j’ai supposé que l’authenticité de l’inscription pouvait être contestée, c’est au point de vue buddhique que j’ai entendu parler ; je n’en crois pas moins à la solidité des conclusions que M. Wilson a déjà tirées de cette inscription, dans la savante préface de son Dictionnaire sanscrit. (Sanscr. Dictionn., préf., p. xij et xiij, éd. 1819.) Cette inscription ne peut en aucune manière être une autorité pour le Buddhisme ; au contraire, c’est une preuve évidente à mes yeux que dès le milieu du xe siècle le Brahmanisme avait, momentanément du moins, repris un ascendant marqué dans cet ancien et célèbre asile du culte de Çâkya. Au reste, M. Schmidt s’est déjà très-nettement expliqué contre la théorie qui veut que le dernier Buddha soit une incarnation de Vichṇu ; il a mille fois raison quand il dit qu’il n’y en a pas la moindre trace dans le Buddhisme ancien. (Mém. de l’Acad. des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 118.) Le judicieux Erskine ne s’y était pas trompé davantage, et rien n’est plus juste ni plus frappant que cette remarque, qui me paraît digne d’être reproduite ici textuellement : « Jamais le Buddha brâhmanique ne sera reconnu par « les Buddhistes véritables comme le même que le sage qui fait l’objet de leur culte ; car il doit « son origine aux principes d’une mythologie différente de la leur. » (Transact. of the lit. Soc. of Bombay, t. III, p. 501.) On peut voir encore les excellentes remarques faites par M. G. de Humboldt, sur l’inscription que je citais tout à l’heure, dans son grand ouvrage de la langue kawi. (Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 175, note 1 ; p. 263 et 264, note 1.)