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mains ont fourni les morceaux les plus précieux, jusqu’à des œuvres magnifiques de l’art grec, comme le Laocoon ; l’imagination même a de la peine à se représenter la multitude d’ornements plastiques qui faisaient la splendeur de ces lieux de plaisir ouverts à tous, ainsi que des théâtres, des cirques et des portiques publics. Pour des buts si divers, on avait recours, comme on peut bien le penser, à des talents très divers ; il y a une grande différence de facture entre l’œuvre maîtresse qui décore une salle principale des thermes ou des palais impériaux, et la statue qui devait orner le toit élevé d’un portique, ou les lointaines allées de verdure d’un modeste jardin. L’artiste et le tailleur de pierre travaillaient peut-être en même temps, d’après le même modèle, et l’un produisait une œuvre pleine du plus noble sentiment de vie, l’autre une figure décorative calculée pour être vue de loin. Et pourtant cette dernière même, si grossière qu’elle soit, si éloignée de la bonne époque, a toujours quelque chose de l’étincelle divine du génie grec qui animait le modèle.

Nous devons faire remarquer ici au préalable un autre enchaînement de circonstances qui font souvent grand tort à la jouissance des sculptures antiques. Fort peu de statues seulement ont été trouvées intactes ; la plupart ont été très restaurées dans les derniers siècles. L’œil inexpérimenté ne distingue pas aussi facilement qu’on le croirait le nouveau de l’ancien. Or justement les parties expressives, tête, mains, attributs, sont fréquemment l’œuvre de la restauration, qui est loin d’avoir toujours été heureuse : elle met, par exemple, des épis de blé dans la main d’une Flore et des fleurs dans celles d’une Cérès ; elle fait d’un Mars un Mercure, et réciproquement. Aussi le profane ne doit-il pas dédaigner l’aide des meilleurs écrivains d’art qui dévoilent les erreurs de ce genre, s’il veut acquérir quelque science dans ce domaine. Il a fallu parfois, d’après un fragment relativement insignifiant, mais plein de valeur artistique, concevoir l’ensemble d’une statue et rétablir tout ce qui manquait.

Tel est le travail incomparable exécuté par Thorwaldsen quand il restaura plusieurs des figures d’Égine ainsi que d’autres statues de la Glyptothèque de Munich ; les restaurations du Sophocle et de l’Apoxyomenos (Athlète se raclant le corps avec la strigile) par Tenerani sont magistrales le bras droit du Laocoon (quel qu’en soit l’auteur) appartenait aussi aux chefs-d’œuvre du genre.

Qu’est-ce donc quand on voit à nombre de statues des têtes vraiment antiques, mais qui ne sont pas les têtes primitives et qui proviennent d’autres statues ! Ce mode de restauration est très fréquent justement dans les musées romains, et se laisse en général difficilement découvrir ; il y a même des cas où sans une indication positive on ne s’en apercevrait pas. Par exemple, devant le Romain sacrifiant [a] qui se couvre la tête de sa toge (Vatican, Sala della Biga), une pareille idée ne viendra spontanément à personne.