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voie ne fut abandonnée que grâce à l’exemple donné par Pulci et Bojardo. La curiosité et l’admiration qui accueillirent cette poésie épique d’un nouveau genre, et que l’épopée n’excitera peut-être plus jamais, prouvent d’une manière éclatante qu’elle répondait à un besoin réel. Il ne s’agit nullement de savoir si l’idéal épique qu’on s’est formé dans notre siècle d’après Homère ou les Niebelungen se trouve réalisé ou non dans ces créations ; ce qui est certain, c’est que ces poètes ont réalisé un idéal de leur temps. Avec leurs innombrables descriptions de combats, qui sont pour nous la partie la plus fastidieuse de leurs oeuvres, ils ont excité chez leurs contemporains un intérêt positif dont nous avons peine à nous faire une idée exacte[1], de même que nous comprenons difficilement l’importance que leur siècle attachait à leurs descriptions réalistes et vivantes.

C’est ainsi qu’on s’expose à mal juger l’Arioste si, dans son Roland furieux[2], on va chercher des caractères. Il s’en trouve par-ci par-là ; le poëte les peint même avec complaisance, mais le poëme n’a pas cette peinture pour base, et il perdrait plutôt qu’il ne gagnerait si elle en formait la partie importante. Il est vrai qu’avec les idées de notre temps nous aimerions que le poëte eût comblé cette lacune ; on voudrait qu’un génie de cette taille eût chanté autre chose que les aventures de Roland. Il aurait dû, selon nous, peindre dans un grand ouvrage les conflits des passions de l’homme, y exprimer les idées de son siècle sur les choses divines et humaines, en un mot faire un de ces grands tableaux où l’on retrouve tout un monde ; comme la Divine Comédie et Faust. Au

  1. Combien de choses de ce genre le goût moderne ne trouverait-il pas à supprimer dans l’Iliade elle-même !
  2. La première édition est de 1516.