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L’ÉTAT AU POINT DE VUE DU MÉCANISME.

le bien et le mal se trouvent mélangés dans une bien singulière proportion. La personnalité des princes devient si remarquable, souvent si imposante, si caractéristique[1] pour la situation qu’ils ont et pour le rôle qu’ils doivent remplir, qu’il est difficile de les juger d’après les règles d’une morale inflexible.

L’illégitimité est le vice originel dont le pouvoir des princes est entaché ; il s’y attache une sorte de malédiction contre laquelle rien ne peut prévaloir. Leur reconnaissance ou leur investiture par l’Empereur n’y peut rien, parce que le peuple ne tient nul compte du morceau de parchemin que les souverains sont allés chercher dans quelque pays lointain ou qu’ils ont acheté à un étranger de passage dans leurs États[2]. Si les Empereurs avaient été bons à quelque chose, ils auraient empêché l’avénement des tyrans ; voilà ce que disait la logique du simple bon sens. Depuis le voyage de Charles IV à Rome, les Empereurs n’ont plus fait que sanctionner en Italie l’état violent qui s’était formé sans eux, sans toutefois pouvoir le garantir autrement que par des chartes sans valeur. La conduite tenue par Charles en Italie, les deux fois qu’il y a séjourné (1354 et 1368), est une des plus honteuses comédies politiques qu’on ait jamais vues. On peut lire dans Matteo Villani[3] comment les Visconti l’ont promené sur leur territoire

  1. C’est ce mélange de force et de talent que Machiavel appelle virtù et qu’on peut aussi concevoir comme étant compatible avec la sceleratezza, p. ex., Discorsi, I, 10, à propos de Sept. Sévcre.
  2. Voir sur ce sujet Franc. Vettori, Arch. stor., VI, p. 293. « L’investiture faite par un homme qui réside en Allemagne et qui d’un empereur romain n’a que le nom, ne saurait faire d’un scélérat le vrai seigneur d’une ville. »
  3. M. Villani, IV, 38, 39, 44. 56, 74, 76, 92 ; V, I, 2, 14-16, 21, 22, 36, 51, 54. Sans doute il reste à examiner si, par suite de l’antipathie qu’inspiraient les Visconti à cet historien, il n’a pas raconté