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de nerf. Ses pensées sont pathétiques mais elles n’ont pas de profondeur. Il gémit mais il ne pleure pas. Dans son désir d’imiter lord Byron il a retourné le grand miracle. Au lieu de changer l’eau en vin, il a changé le vin en eau. D’ailleurs il est d’une obscurité impardonnable. Il pense avec Bacchus (vous vous rappelez, monsieur d’A…, les vers d’Euripide que je ne veux pas citer) qu’il y a quelque chose d’auguste dans les ombres, mais il a appliqué cette pensée à faux. Dans son obscurité il n’y a rien de sublime, c’est le fond d’un tableau hollandais. Ce n’est qu’un hareng saur ou un vieux chapeau qu’il a revêtus pompeusement d’ombre et de mystère !

— Mais ses vers sont si coulants, dit lady ***.

— Ah ! reprit Vincent :

… Quand la rime enfin se trouve au bout des vers
Qu’importe que le reste y soit mis de travers.

— Hélas ! dit le vicomte d’A…, qui lui-même était un auteur d’une assez grande célébrité, je tombe d’accord avec vous que nous ne reverrons plus un Voltaire ni un Rousseau.

— Je trouve qu’il y a peu de justice dans ces regrets que l’on exprime si souvent, répliqua Vincent. Vous ne verrez plus, c’est vrai, un Voltaire ni un Rousseau, mais vous verrez des auteurs qui les vaudront. Le génie n’est jamais épuisé par un seul homme. Dans notre pays, les poètes qui vivaient après Chaucer, dans le quinzième siècle, se plaignaient de la décadence de leur art, ils ne pouvaient pas prévoir Shakspearc. Du temps de Hayley, qui se serait jamais douté que Byron s’élèverait si haut ? Eh bien, Shakspeare et Byron sont venus comme les nouveaux mariés « au milieu de la nuit » et vous avez les mêmes chances de produire, non pas sans doute un autre Rousseau, mais un écrivain qui ne fera pas moins d’honneur à votre littérature.

— Je pense, dit lady ***, que la Julie de Rousseau a été surfaite ; j’avais tant entendu parler de la Nouvelle-Héloïse quand j’étais demoiselle, et l’on m’avait dit si souvent que c’était se perdre que de lire ce roman, que je m’empressai