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de la marquise pour ses parents exilés, et alors notre œuvre sera faite. En eux elle reconnaîtra facilement ceux que cherche son frère. Elle voudra savoir où vous les avez connus, où ils sont maintenant ; gardez leur secret, dites-lui tout d’abord qu’il n’est pas le vôtre. Elle ne sera pas en garde contre vos peintures et les sentiments qu’elles lui inspireront, tandis qu’elle se défend des miennes. Puis il y a encore d’autres raisons qui doivent rendre votre influence sur cette femme de nature complexe, plus directe et plus efficace que la mienne.

— C’est ce que je ne puis comprendre.

— Croyez-moi sans exiger que je m’explique, répondit Harley, qui ne se souciait pas de dire à Léonard : « Je suis riche et noble, tandis que vous êtes le fils d’un paysan et que vous vivez de votre travail. » Cette femme est ambitieuse et elle a des dettes. Elle pourrait avoir sur moi des vues qui contrarieraient celles que j’ai sur elle, mais pour vous, elle n’aura aucun intérêt à vous subjuguer, aucun motif de vous tendre un piège.

— J’ai encore, reprit Harley changeant de conversation, j’ai encore un autre objet en vue. Le sage insensé que nous voulons sauver, Riccabocca dans sa terreur a cherché à préserver Violante d’un coquin en promettant sa main à un homme que je soupçonne d’en être un autre. Sacrifier une telle exubérance de vie et d’intelligence à ce cœur sec, à cet esprit froid et calculateur. De par le ciel, cela ne sera pas !

— Mais quel homme l’exilé a-t-il pu connaître dont la naissance et la fortune fussent au niveau de celles de sa fille, si ce n’est vous-même, milord ?

— Moi ! s’écria Harley mécontent et changeant de couleur. Moi, digne d’une pareille créature ! avec mes habitudes molles et nonchalantes ! moi, égoïste blasé que je suis ! Et c’est vous, un poète qui estimez si bas celle qui pourrait être l’héroïne du plus beau poème.

— Milord, lorsque nous étions assis l’autre soir au foyer de Riccabocca, lorsqu’elle vous parlait et que vous l’écoutiez, je me disais intérieurement, avec cette intuition de la nature humaine que nous possédons sans savoir comment, nous autres poètes. Je me disais lord L’Estrange a longtemps contemplé les cieux, et il entend maintenant le bruissement des ailes destinées à l’élever vers eux. Je soupirais en songeant comment le monde nous domine tous en dépit de nous-mêmes, et je me disais : quel dommage pour tous deux que la fille de l’exilé ne soit pas l’égale du fils de lord Lansmere ! Vous aussi, vous soupiriez tandis que je pensais à ces choses, et j’imaginais qu’en même temps que vous écoutiez le frémissement des ailes, vous ressentiez le poids de la chaîne. Mais la fille de l’exilé est votre égale par la naissance et vous êtes son égal par le cœur et par l’âme.

— Mon pauvre Léonard ! vous rêvez, répondit Harley avec calme, si Violante ne devient pas la fiancée de quelque jeune prince, elle devra être celle de quelque jeune poète.