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« Le prince, promettant de se rendre à bord le soir, me quitta pour s’occuper de ses préparatifs de départ. Je me rendis alors chez un costumier où, avec les conseils d’un ingénieux directeur de théâtre, je me déguisai en bravo et j’attendis le retour de mon ami Beppo avec la confiance la plus parfaite.

— Cependant si le coquin vous avait trompés, toutes ces précautions eussent été inutiles. Cospetto ! cela n’était pas prudent, dit le philosophe.

— Peut-être, mais je crois que vous auriez été si prudent qu’à l’heure qu’il est votre fille serait à jamais perdue pour vous.

— Pourquoi ne pas avoir eu recours à la police ?

— D’abord parce que j’avais déjà eu recours à elle, sans en obtenir grand’chose. Secondement, parce que je n’en avais plus besoin. Troisièmement, parce que si je l’avais mêlée à la catastrophe finale, votre nom et peut-être celui de votre fille eussent été demain l’objet des bavardages de la presse et du public ; et quatrièmement enfin, parce que la punition que nous voulions infliger au ravisseur était trop équitable pour être complètement légale ; et que lorsqu’il s’agit de se saisir de la personne d’un homme et de l’embarquer bon gré mal gré pour la Norwége, la police peut devenir embarrassante. Il est certain que mon plan fait plutôt songer à Lope de Vega qu’à Blackstone. Cependant, comme vous avez vu, le succès est venu en absoudre toutes les irrégularités. Je me résume : Beppo revint à temps pour nous raconter toutes les mesures qui avaient été prises et pour m’apprendre qu’un domestique envoyé par le comte était venu à bord au moment où notre nouvel équipage prenait possession du yacht, pour ordonner que le bateau fût tenu prêt à l’endroit où nous l’avions trouvé. On avait jugé prudent de retenir le domestique et de le mettre en lieu sûr. Giacomo se chargeait de diriger le bateau. Me voici arrivé à la fin de mon histoire. Confiant dans mon déguisement, je montai sur le siège avec Beppo. Le comte arriva à l’endroit convenu et ne m’honora pas même d’une question : « C’est ton frère, dit-il à Beppo ; on le devinerait facilement ; il a un air de famille. Ce n’est pas une belle race que la vôtre. Partons. » Nous arrivâmes à la maison. Je descendis pour ouvrir la voiture. La porte s’ouvrit ; je montai l’escalier derrière lui ; votre fille vous dira le reste.

— Et vous avez risqué votre vie dans cet antre de mécréants ? Noble ami !

— Ma vie ? — non ; mais celle du comte. Il y a eu un moment où mon doigt était sur la détente de mon pistolet, et mon âme bien près du péché d’homicide. Mais j’ai fini mon récit. Le comte descend maintenant la Tamise, et voguera bientôt en pleine mer, bien que non pas vers la Norwége, comme je l’avais décidé d’abord. Je n’ai pu infliger à sa sœur ce glacial voyage. J’ai donné ordre à l’équipage de croiser pendant six jours dans la Manche, puis de débarquer le comte et la marquise sur les côtes de France ; ce délai donnera au prince le temps de voir l’empereur avant que Peschiera puisse arriver à Vienne.