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bien peu de femmes de votre rang songent à la famille, à l’intérieur en se mariant ; combien peu souhaitent de respecter en même temps que d’aimer, et combien dans tous les rangs qui, lorsqu’elles ont possédé le foyer domestique, en ont volontairement perdu l’abri… les unes par ennui, les autres par fatigue, d’autres pour un moment de caprice, de soupçon, de jalousie, pour une idée bizarre, un accès de colère, une bagatelle, un feu follet, un rêve ! Vous dites vrai, les femmes se plaisent dans les rêves. Le sens commun, le monde réel est au-dessus ou au-dessous de leur intelligence. »

Tous deux gardèrent alors le silence, Audley le rompit le premier. « Ne perdons pas, dit-il, avec un sourire moitié triste et moitié cynique, notre temps à parler sentiment ; nous savons trop pour cela ce qu’est véritablement la vie telle que nous l’ont faite nos fautes ou nos malheurs. Encore une fois je vous conjure de réfléchir avant de consentir à cette absurde demande de mon neveu. Soyez-en sûre, ou vous pourrez accueillir une demande plus digne de votre ambition, ou bien en renonçant au rang et à la fortune, avec votre beauté et votre cœur romanesque, vous rencontrerez un homme qui du moins pendant une saison de bonheur, si l’amour humain ne peut durer davantage, vous dédommagera de votre sacrifice ; Frank ne le pourra jamais. »

Béatrix détourna la tête pour cacher les larmes qui jaillissaient de ses yeux.

« Réfléchissez bien à tout ceci, dit Audley du ton le plus doux de sa voix mélodieuse. Vous souvenez-vous que lorsque vous arrivâtes en Angleterre je vous dis que ni le mariage ni l’amour n’avaient d’attraits pour moi. Après cette confession nous devînmes amis, c’est pourquoi je vous parle aujourd’hui comme un des anciens sages, parce que je suis en dehors de toutes les affections et de tous les liens qui égarent généralement notre sagesse. Rien, si ce n’est l’amour véritable (et qu’il est rare ! à peine s’il est donné à un seul cœur sur un million de le ressentir), rien, si ce n’est l’amour véritable ne peut nous dédommager de la perte de notre liberté, des soucis et des peines de la pauvreté, de la froide pitié d’un monde que nous méprisons et respectons à la fois. Et tous ces maux et bien d’autres suivraient infailliblement l’acte que vous voulez faire : un mariage imprudent.

— Audley Egerton, dit Béatrix levant sur l’homme d’État ses beaux yeux encore humides, vous convenez que l’amour véritable dédommage d’un mariage imprudent. Vous parlez comme si vous aviez connu l’amour… vous ! Serait-il possible ?

— L’amour véritable, j’ai cru autrefois le connaître, mais lorsque maintenant je songe avec remords au passé, je serais tenté d’en douter, n’était-ce de cette souffrance que l’amour réel seul laisse à jamais derrière lui :

— Qu’est-ce donc ?

— Un vide là ! répondit Egerton en montrant son cœur. La désolation ! Adieu ! »