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secret du jeune homme, et il encourageait les espérances qui se mêlaient dans son cœur à beaucoup de crainte et de tristesse. Burley ne parlait jamais sérieusement de son repentir ; il n’était pas dans son caractère de parler sérieusement de ce qui l’affectait profondément. Ses puissants instincts animaux s’étaient éteints en même temps que la force physique qui les excitait. Nous ne sortons de notre existence sensuelle que lorsque nous cessons d’être asservis par le présent, qui est le domaine des sens. L’être sensuel s’évanouit en nous lorsque nous vivons dans le passé ou dans l’avenir. Or le présent n’existait plus pour Burley ; il n’en pouvait plus être l’esclave ni le roi.

Ce soir-là Burley, jusqu’à l’heure où il s’était mis au lit, s’était montré plus animé qu’à l’ordinaire et il avait retrouvé quelques éclairs de son ancienne éloquence, sinon de son ancienne gaieté. Entre autres choses il avait parlé avec beaucoup d’intérêt de certains poèmes et autres manuscrits laissés dans la maison par quelqu’un qui y avait logé avant lui, poèmes que mistress Goodyer, le lecteur doit se le rappeler, l’avait vainement prié de lire lors de sa dernière visite au cottage. Mais il avait alors Jacob avec qui il causait, et la bouteille d’eau-de-vie à finir, et son besoin d’agitation ramenait sa pensée vers les orgies de Londres. Aujourd’hui le pauvre Jacob était mort, ce n’était plus de l’eau-de-vie que le malade recevait de la veuve, et Londres lui apparaissait dans le lointain entouré de ses brouillards comme un monde évanoui dans des nébuleuses ; en sorte que, pour plaire à son hôtesse et se distraire de ses propres pensées, il avait consenti, peu de temps avant que Léonard ne l’eût retrouvé, à parcourir les annales d’une vie obscure, inconnue du monde, et entièrement étrangère à ses habitudes de jouissances grossières. « Je me suis amusé, dit-il, à bâtir là-dessus tout un roman. Ces papiers pourront vous servir, à vous qui êtes auteur. J’ai dit à mistress Goodyer de les mettre dans votre chambre. Parmi ces manuscrits se trouve un journal, le journal d’une femme, dont la lecture m’a vivement touché. Il semble qu’un homme entre dans un autre monde, aussi nouveau pour lui que l’orbite de Sirius, lorsqu’il se transporte au centre du cœur d’une femme et y surprend une vie si totalement différente de la nôtre. Et dans ces annales, sire poète, se trouvaient prodigués autant de génie, d’énergie et de vie, que le rude John Burley en a jamais dépensé. Pauvres génies ! sommes-nous donc tous les mêmes, si ce n’est lorsque nous nous attachons à quelque matière grossière et que nous traversons les flots en fureur sur une planche, ou sur un baril de harengs ? » — Après avoir laissé échapper ce cri de secrète angoisse, John Burley avait de nouveau montré des symptômes de fièvre et de délire. Lorsqu’on l’eut remis au lit, il continua à se parler à lui-même jusqu’à ce que vers minuit il demanda à Léonard de rapprocher de lui la lumière. Après quoi il se tint tranquille, la tête tournée vers la muraille. Léonard était tristement debout près du lit, et mistress Goodyer, qui ne prenait pas garde à ce que disait Burley, ne s’inquiétant que de son état physique, trempait des compresses dans de l’eau glacée pour les lui mettre