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partager les soucis. L’histoire profane de notre pays nous dit qu’une princesse, destinée à devenir la plus grande reine qui se soit jamais assise sur le trône d’Angleterre, portait envie à une pauvre laitière qu’elle entendait chanter. Un poète profane, qui n’est inférieur pour la sagesse qu’à nos saintes Écritures, représente l’homme qui, par sa force et son intelligence, s’est élevé jusqu’au trône, soupirant après le sommeil, ce trésor accordé au dernier de ses sujets, et justifiant ainsi les paroles du fils de David : « Le sommeil de celui qui laboure est doux, qu’il mange peu ou beaucoup, mais le rassasiement du riche ne le laisse pas dormir. »

« Parmi mes très-chers frères ici présents, il s’en rencontre sans doute quelques-uns qui ont été pauvres et qui doivent à un honnête travail une aisance relative. Que leur conscience me réponde quand je leur adresse cette question : Leurs inquiétudes ne viennent-elles pas de l’aisance même qu’ils ont acquise ? Leur courage et leur vertu ne sont-ils pas exposés à des épreuves qu’ils ignoraient quand ils se rendaient à leur travail sans souci du lendemain ? Mais il est juste, mes très-chers frères, qu’à chaque condition soient attachés des soucis particuliers, que chaque homme ait son fardeau. Car sans les peines de la pauvreté, le pauvre ne chercherait pas à améliorer sa position, et, pour me servir du langage du monde, à s’élever dans la société ; de précieuses facultés demeureraient assoupies et nous ne verrions pas ce consolant spectacle, si commun dans notre pays ; le triomphe du travail de l’homme sur la mauvaise fortune, triomphe qui donne des espérances à des milliers d’autres hommes. On a dit que la nécessité est la mère de l’invention et les avantages sociaux qui appartiennent à chacun de nous aussi bien que l’air et que la lumière du soleil, nous sont venus de cette loi de notre nature qui fait que nous gravitons sans cesse vers un perfectionnement indéfini, que chaque génération s’enrichit des travaux des générations précédentes et que dans les pays libres, on voit souvent le fils du laboureur prendre place dans les conseils du gouvernement. Oui, si la nécessité est la mère de l’invention, la pauvreté est la créatrice des arts ; s’il n’y avait pas eu de pauvreté, que deviendrait ce qui à nos yeux constitue la richesse ? Supprimez de la civilisation les résultats obtenus par le travail du pauvre, que reste-t-il ? L’état sauvage. Où vous voyez maintenant l’artisan et le prince, vous verriez l’égalité sans doute, mais l’égalité des sauvages ; et encore, je me trompe, vous ne verriez même pas là d’égalité ; car chez les sauvages la force brutale fait la noblesse, et malheur aux faibles ! Où vous voyez maintenant des hommes en blouse et des hommes revêtus de pourpre, vous ne verriez que des êtres dans un état de nudité complète. Vous ne verriez ni palais ni chaumières, rien que des buttes et de misérables cabanes. Autant le paysan l’emporte sur celui qui est roi parmi les sauvages, autant une société ennoblie et enrichie par le travail l’emporte sur un État où la pauvreté ne voit rien au-dessus d’elle, où le travail ne soupire pas après l’aisance. D’un autre côté si les riches étaient parfaitement contents de leur fortune, leur cœur s’endurcirait dans les grossières jouissances