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C’était un charmant coup d’œil que le doux gazon de cette immense pelouse, les parterres de fleurs variées, la beauté imposante de deux grands cèdres qui projetaient leur ombre paisible sur le gazon, l’architecture pittoresque du château avec ses meneaux en saillie et ses lourds pignons ; mais le vieux jeune homme, en présence du spectacle qui s’offrait à ses regards, n’éprouva ni l’admiration du poète ni celle de l’artiste.

Tout cela n’était pour lui qu’une preuve de la fortune du squire, et l’envie de devenir riche tortura son cœur.

Croisant les bras sur sa poitrine, il s’arrêta un moment en promenant ses regards autour de lui, les lèvres serrées et fronçant le sourcil. Puis il marcha lentement les yeux baissés vers la terre, murmurant tout bas : « L’héritier de cette propriété n’est qu’un sot. On m’a dit à moi que j’avais des talents, de l’instruction, et j’ai pris pour devise au fond de mon cœur : Savoir c’est pouvoir. Et pourtant, malgré tous mes efforts, la science m’élèvera-t-elle jamais au niveau de cet imbécile ? Je ne m’étonne point que le pauvre haïsse le riche, mais entre tous les pauvres qui peut haïr le riche comme le pauvre gentilhomme ? Je suppose qu’Audley Egerton a l’intention de me faire entrer au parlement et de faire de moi un tory comme lui. Eh quoi ! laisser les choses dans l’état où elles sont ! Non, la démocratie ne me suffirait même pas, à moins qu’elle ne fût précédée d’une révolution. Je comprends le cri d’un Marat : « Encore du sang ! » Marat avait vécu pauvre et il avait cultivé la science… en face du palais d’un prince. »

Il se retourna avec un sourire amer et lança un regard vindicatif sur le vieux manoir, qui, bien qu’une habitation confortable, n’avait cependant rien d’un palais. Les bras toujours croisés sur sa poitrine, Randal marcha à reculons comme pour ne point perdre le fil des idées éveillées en lui par la vue de ce château.

Mais ses réflexions furent tout à coup interrompues. Profondément absorbé par ses pensées, le jeune homme continuant à marcher était arrivé sur le bord de la pente où la pelouse se terminait par un saut de loup, et juste au moment où il s’appuyait sur le fameux axiome de lord Bacon : « La science c’est le pouvoir, » la terre lui manqua et il tomba dans le fossé.

Le squire, dont le génie actif s’occupait toujours de réparer ou d’embellir, avait, quelques jours auparavant, fait élargir et remettre en talus le fossé juste à cet endroit, de sorte que la terre encore fraîche et humide n’avait été encore ni aplatie ni recouverte de gazon. Aussi, quand Randal, remis de la secousse qu’il avait éprouvée, se fut relevé, il s’aperçut que ses vêtements étaient couverts de boue, et la force de sa chute lui fut démontrée par la forme fantastique et bizarre qu’avait prise son chapeau. Enfoncé d’un côté, froissé de l’autre, déformé partout, il ressemblait aussi peu au chapeau d’un jeune gentleman distingué, bon travailleur et protégé de l’honorable M. Egerton, qu’eût pu faire le premier chapeau venu ramassé dans un ruisseau, à la suite d’une rixe d’ivrognes.