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Quoique délicat et faible de constitution, il avait l’énergie et la vivacité naturelles aux tempéraments nerveux, et ce n’est qu’avec peine qu’il mesurait son pas sur la marche lente et uniforme du paysan qu’il avait pris pour guide. Quoique Randal n’eût pas avec les pauvres gens l’air aimable, les manières ouvertes que Frank tenait de son père, il était assez gentleman (en dépit de plus d’un défaut hypocrite en désaccord avec le caractère d’un gentleman) pour n’être pas grossièrement orgueilleux avec ses inférieurs. Il parlait peu, mais il laissait parler son guide ; et le paysan (c’était le même que Frank avait accosté) se mit à louer le poney de ce jeune gentleman, puis du poney en vint à faire l’éloge du jeune homme lui-même. Randal enfonça silencieusement son chapeau sur ses yeux. Nos paysans ont un tact et une finesse étranges, et quoique Tom Stowell ne fût qu’un spécimen fort ordinaire de sa classe, il s’aperçut aussitôt qu’il avait causé de la peine au jeune homme. Il s’arrêta, se gratta la tête, et regardant son compagnon d’un air doux, il s’écria :

« Mais, je vous verrons quéque jour sur une plus belle bête que Ce petit poney, monsieur Randal ; oui, bien sûr, car vous êtes meilleur gentilhomme que pas un.

— Je vous remercie, dit Randal ; mais j’aime mieux aller à pied qu’à cheval, j’y suis plus habitué.

— Oui, et vous marchez courageusement ; il n’y a pas peut-être d’aussi bon marcheur que vous dans tout le comté ; d’ailleurs il est agréable de marcher, la campagne est si jolie, tout le long du chemin pour aller au château ! »

Randal pressa le pas, comme impatient de ces flatteries, et entrant enfin dans une route plus large : « Je crois pouvoir trouver mon chemin maintenant. Je vous remercie mille fois, Tom, » dit-il, en mettant de force un shilling dans la main calleuse de son guide. Le paysan prit la pièce à regret et une larme brilla dans ses yeux. Il fut plus reconnaissant de ce shilling qu’il ne l’avait été de la demi-couronne que lui avait donnée Frank. Il pensa à la pauvre famille déchue, et oublia sa propre lutte avec la faim toujours à sa porte.

Il resta tout pensif dans le sentier jusqu’à ce qu’il eût vu disparaître Randal, puis revint lentement sur ses pas. Le jeune Leslie hâta sa course. Toute sa culture intellectuelle, ses aspirations inquiètes, n’eussent pu lui suggérer une pensée aussi généreuse, un sentiment aussi poétique que celui qui avait traversé l’âme de ce pauvre paysan.

En arrivant au château, Randal apprit que toute la famille était à l’église ; et, suivant le sens patriarcal, la famille embrassait presque tous les domestiques. Ce fut donc une vieille servante impotente qui vint ouvrir la porte. Elle était très-sourde et semblait si stupide que Randal ne lui demanda pas la permission d’entrer pour attendre le retour de Frank. Il se contenta de dire qu’il allait se promener sur la pelouse et qu’il reviendrait quand l’office serait terminé.

La vieille femme, ouvrant de grands yeux, se rapprocha de lui pour l’entendre ; mais Randal lui tournant le dos se dirigea vers le jardin qui s’étendait d’un côté de l’antique manoir.