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placé sur une chaise, et les jambes pendaient tristement sur les bras du mélancolique Jackeymo. Un corps depuis longtemps exposé à la Morgue aurait donné plus de signe de vie que ces respectables défunts ! C’est que Jackeymo avait été moins soigneux que son maître, plus profusus sui de tout son appareil. Pendant les premiers temps de leur exil, il avait endossé l’habit de cérémonie pour servir à table ; c’était un respect dû au padrone ; cet habit avait duré jusqu’au moment où les deux habits qui le relayaient avaient montré les premiers symptômes de décadence. Les habits du soir devinrent alors habits du matin, et c’est pendant ce service pénible qu’ils rendirent le dernier soupir.

Le docteur, toujours absorbé dans ses pensées philosophiques, ne s’occupait guère de ces détails, mais il avait dit souvent, plutôt par compassion pour Jackeymo que pour sauvegarder la dignité que les vêtements du domestique font rejaillir sur le maître :

« Giacomo, tu as besoin d’habits ; va chercher dans ma garde-robe ceux qui te conviendront. »

Et Jackeymo avait témoigné sa reconnaissance comme s’il eût accepté le présent. Mais le fait est qu’il était plus facile de parler de vêtements à sa convenance que d’en trouver ; car, si Jackeymo et Riccabocca, grâce à une existence qu’ils devaient principalement aux vérons et aux épinoches, en étaient arrivés tous deux à cet état que la longévité des avares prouve le plus propice à la santé, je veux dire, ils n’avaient plus que la peau sur les os, la peau du docteur Riccabocca contenait des os qui s’étendaient en longueur, tandis que ceux de Jackeymo s’étendaient en largeur. Aussi eût-il été plus facile d’envelopper dans l’écorce d’un peuplier de Lombardie le tronc de quelque vieux chêne têtard que de trouver dans la garde-robe de Riccabocca un vêtement convenable pour Jackeymo. Mais quand bien même un tailleur habile eût pu accomplir cette merveilleuse transformation, le fidèle Jackeymo n’aurait jamais eu le cœur de se prévaloir de la générosité de son maître. Il éprouvait pour les vêtements du padrone une sorte de respect religieux. On sait que les anciens, lorsqu’ils avaient échappé à un naufrage, suspendaient dans le temple les vêtements avec lesquels ils avaient lutté contre les flots ; Jackeymo avait pour ces reliques du passé une superstitieuse affection. Ce manteau, le padrone l’avait porté dans telle circonstance.

« Je me rappelle, pensait-il, le soir où le padrone a quitté ce pantalon. »

Et il brossait affectueusement manteau et pantalon et raccommodait pieusement leurs restes sacrés.

Mais, en ce moment, que faire ? Jackeymo était trop fier pour se présenter devant le maître d’hôtel du squire, vêtu de façon à discréditer le padrone et lui-même. Au moment où il était plongé dans cette cruelle perplexité, un coup de sonnette retentit, et il descendit au salon.

Riccabocca était debout sur le seuil, juste au-dessous de son tableau symbolique : Patriæ exul.