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testait Riccabocca : il avait peur de lui,… de ses lunettes, de sa pipe, de son manteau, de ses longs cheveux, de son parapluie rouge, et il répondit si péremptoirement à toutes les propositions : « Monsieur, j’aime mieux rester ici ; j’aime mieux rester avec ma mère, » que Riccabocca fut contraint de suspendre ses tentatives diplomatiques. Il ne se tint pas cependant pour battu ; il était, au contraire, de ceux que les obstacles ne font que stimuler, et ce qui d’abord n’avait été suggéré que par la raison devint pour lui l’objet d’un vif désir. Bien d’autres jeunes garçons sans aucun doute auraient pu faire son affaire tout comme Lenny Fairfield, mais dès l’instant que celui-ci se refusait à entrer dans les vues qu’avait sur lui l’Italien, l’acquisition de Lenny devenait pour notre philosophe de la plus haute importance.

Cependant Jackeymo cessa de prendre le moindre intérêt aux lacs, filets et pièges que son maître se proposait de tendre autour de Léonard Fairfield quand il eut appris (nouvelle étrange qui le jeta dans la plus grande surprise), que le docteur Riccabocca avait accepté l’invitation d’aller passer quelques jours au château !

« Il n’y aura absolument que la famille, dit Riccabocca. Pauvre Giacomo, une petite causerie avec les domestiques te fera du bien et le rosbif du squire est après tout plus nourrissant que les vérons et les épinoches ; cela te redonnera des forces.

— Le padrone plaisante, dit Jackeymo avec fermeté ; comme si l’on ne manquait jamais de rien à son service.

— Hum ! dit Riccabocca, du moins, fidèle ami, tu as soutenu l’épreuve aussi loin qu’il est possible à la nature humaine ! » et il tendit la main à son compagnon d’exil avec cette familiarité que les usages du continent autorisent entre le maître et le serviteur. Jackeymo se pencha et une larme tomba sur la main qu’il approcha de ses lèvres.

« Cospetto ! dit le docteur Riccabocca, mille perles fausses ne valent pas une seule perle fine. Les larmes des femmes… nous en savons la valeur, mais une larme d’honnête homme… Ah ! Giacomo !… j’ai peur de ne pouvoir jamais payer celle-ci. Allons, va visiter notre garde-robe. »

Quant à ce qui concernait la garde-robe de son maître, cet ordre était assez agréable à Jackeymo ; car le docteur avait dans ses tiroirs des vêtements que Jackeymo affirmait être aussi bons que neufs, quoique bien des années se fussent écoulées depuis celle où ils étaient sortis des mains du tailleur. Mais quand Jackeymo en vint à visiter ses propres habits, son visage s’allongea démesurément. Ce n’était pas qu’il n’en eût d’autres que ceux qu’il portait en ce moment…. la quantité y était, mais la qualité !… Il examina d’un œil morne deux vêtements complets, complets quant aux trois parties dont se compose l’habillement d’un homme. L’un des vêtements gisait étendu tout de son long sur le lit, comme un vétéran auquel des mains amies ont rendu après la mort les derniers devoirs ; l’autre apparaissait pièce par pièce à l’impitoyable lumière du jour ; le torso était