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Puisque l’on vient vous chercher, je ne vois pas pourquoi vous refuseriez ; bien qu’en thèse générale je pense qu’un jeune homme qui a son chemin à faire doit éviter toute intimité avec les jeunes gens de son âge qui n’ont ni le même but ni les mêmes habitudes que lui.

« Aussitôt que vous aurez fait cette visite, je désire que vous reveniez à Londres. D’après le rapport que je reçois de vos progrès à Eton, il me paraît inutile que vous y retourniez. À moins que votre père ne s’y oppose, je désire que vous entriez à Oxford. En attendant, je me suis arrangé avec un professeur, agrégé au collège de Baliol, qui travaillera avec vous. À en juger par la réputation que vous vous êtes faite à Eton, il pense que vous pourriez obtenir une bourse dans ce collège. Si vous l’obtenez, je regarde votre carrière comme assurée.

« Votre ami sincère,  A. E. »

Le lecteur remarquera dans cette lettre un certain ton de formalité. M. Egerton n’appelle pas son protégé « cher Randal, » comme cela semblerait naturel, mais « cher monsieur Leslie. » Il laisse aussi entrevoir que le jeune homme a sa carrière à faire. Est-ce pour le prémunir contre des espérances que sa générosité pourrait avoir fait naître ?

La lettre adressée à lord L’Estrange était toute différente des autres. Elle était longue et pleine de ces mille nouvelles, de ces bavardages de nature à intéresser un ami en pays étranger. Le style en était léger, et l’on y devinait l’intention d’égayer celui auquel elle s’adressait. C’était évidemment une réponse à une lettre mélancolique, et dans le ton et le caractère de cette réponse se montraient une affection, une tendresse, dont ceux qui aimaient le plus Audley Egerton ne l’eussent pas cru capable. Il régnait cependant aussi dans cette lettre une sorte de contrainte, que peut-être le tact seul d’une femme eût pu y apercevoir. On n’y trouvait pas cet abandon, cet élan du cœur qu’on se serait attendu à rencontrer dans la correspondance de deux amis qui avaient été camarades d’enfance ; ces sentiments pourtant se révélaient dans toutes les phrases abruptes du correspondant d’Audley. Mais où sont donc les marques de cette contrainte ? La plume d’Egerton est légère quand il parle des autres, mais il ne dit rien de lui-même ; il évite toute allusion à ses sentiments intérieurs. Qui sait ? Peut-être n’a-t-il ni affection ni tendresse. Comment peut-on s’attendre à ce qu’un grave personnage politique, qui passe ses jours dans Downing-street et ses nuits à reviser les bills du parlement, puisse avoir le même style qu’un indolent rêveur au milieu des pins de Ravenne ou sur les rives de Côme ?

Audley venait de terminer cette épître, quand le garçon de bureau annonça l’arrivée de la députation d’une ville de commerce. C’était aux membres de cette députation qu’Egerton avait donné rendez-vous à deux heures. Il n’y avait pas à Londres de ministère où l’on fît moins attendre les députations qu’à celui de M. Egerton.

La députation entra : elle se composait d’une vingtaine d’hommes