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CHAPITRE IV.

M. Egerton jeta un coup d’œil sur la pile de lettres placées auprès de lui, brisa le cachet de quelques-unes, les parcourut à peine, et les jeta dans le panier aux paperasses. Les hommes qui occupent un poste public reçoivent tant de lettres bizarres et excentriques, que ce panier n’est chez eux jamais vide : lettres de financiers amateurs, proposant de nouveaux modes d’amortissement pour la dette publique ; lettres d’Amérique (jamais affranchies) demandant des autographes ; lettres de bonnes mères de famille demandant pour leur fils (véritable prodige !) une place au service de Sa Majesté ; lettres de quelques esprits forts censurant la bigoterie ; lettres de bigots censurant les esprits forts, etc., etc.

Après avoir ainsi trié sa correspondance, M. Egerton choisit d’abord les lettres d’affaires, qu’il plaça par ordre dans un des compartiments de son portefeuille, puis celles qui l’intéressaient particulièrement, qu’il plaça soigneusement dans un autre compartiment. Ces dernières n’étaient qu’au nombre de trois : l’une de son intendant, l’autre de Harley L’Estrange, et la troisième de Randal Leslie. Il avait coutume de faire son courrier au ministère, et quelques minutes après il s’y rendit lentement. Plus d’un passant se retournait pour regarder ce grave personnage, dont l’habit, malgré la chaude température de la saison, était boutonné jusqu’au menton. En entrant dans la rue du Parlement, Audley Egerton fut rejoint par un de ses collègues, qui se rendait aussi à son ministère.

Après quelques remarques sur les derniers débats, ce gentilhomme lui dit :

« À propos, pourriez-vous venir dîner chez moi samedi prochain avec Lansmere ? Il vient à Londres, afin de voter pour nous lundi.

— J’avais invité quelques personnes à dîner, mais je les remettrai à un autre jour. Je vois trop rarement lord Lansmere pour perdre l’occasion de me remontrer avec un homme que j’estime autant.

— Rarement !… Il est vrai qu’il vient fort peu à Londres ; mais pourquoi n’allez vous pas le voir chez lui ? Il a un vieux manoir fort agréable, où l’on fait de belles chasses.

— Mon cher Westbourne, sa maison est : nimium vicina cremonæ, trop près d’un lieu où l’on m’a brûlé en effigie.

— Ha ! ha ! oui… il m’en souvient ; c’est ce joli petit village qui vous a, le premier, envoyé au parlement ; mais Lansmere lui-même n’a jamais blâmé vos votes.

— Il s’est fort bien conduit, et m’a dit qu’il n’avait jamais eu l’in-